DES PETITS CAILLOUX, CHAPITRE I







DES PETITS CAILLOUX …



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(CHAPITRE 1/4)









OU TRIBULATIONS

AUTOUR DU MONDE …












« Je serai donc demain le mort et le mystère, Moi qui suis aujourd’hui celui qui va chantant. »

Borges – Les énigmes (L’Autre, le Même.)







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« LORSQUE CE FUT LA MILLE ET DEUXIÈME NUIT, ELLE DIT … »

(Les Mille et une nuits ...)














ACTE DE NAISSANCE :




Je suis né un soir d’automne : J’avais sept ans et c’était en l’année 1939.

Ma naissance s’est accompagnée de bruits épouvantables et divers : grincements, hurlements, couinements, clapotis et bruits de pas éperdus. En même temps le navire tremblait et roulait. Le cœur me montait au bord des lèvres, d’autant que régnait l’odeur fade du mazout.

J’ai sauté hors de ma couchette et mon frère a fait de même. Quelqu’un courait dans la coursive. Nous courûmes aussi. Comme nous étions à fond de cale, nous grimpâmes l’escalier de fer. Nous le grimpâmes quatre à quatre, comme des fous. Nous n’étions pas seuls à cavaler ainsi vers le pont supérieur, vers l’air libre : du monde se hâtait derrière nous, autant que nous. Nous voulions rejoindre nos parents, lesquels devaient se trouver dans la salle à manger. Nous sentions que le bateau modifiait sa course, qu’il tanguait et roulait.

Nous passions la tête hors de l’écoutille lorsque tout sembla se calmer : La mer était plutôt sage, le paquebot était arrêté, les machines s’étaient apaisées. Il faisait nuit noire, mais deux pinceaux de projecteurs nous prenaient dans leur lumière, comme des papillons dans celle d’une lampe. Notre paquebot s’appelait le Mehdi II, si mes souvenirs sont bons.

Nous étions entre Gibraltar et Tanger et un autre bateau approchait, il était peint en gris : Nous étions, me dit-on, arraisonnés par un bateau de guerre anglais. « Arraisonnés » … Qu’est ce que cela peut bien signifier pour un petit garçon de sept ans ?

- « Mais vous avez dit que vous étiez né ce soir-là ?

- « Eh bien oui ! C’est en effet mon souvenir le plus lointain : Tout ce qui a précédé, je ne sais si c’est bien dû à ma mémoire personnelle ou si j’en ai connaissance parce qu’on me l’a raconté. Mon premier souvenir, c’est bien, en effet, l’instant de ma naissance ! Je suis bien né lorsque notre bateau a été arraisonné, dans des bruits et des tremblements épouvantables, des battements d’hélices hors de l’eau, alors que le navire « brassait en arrière ». Et puis rien ne s’est produit : Nous avons retrouvé nos parents. Nous nous sommes rassurés. Les hélices ont à nouveau mordu dans l’élément liquide. Je crois qu’il y avait quelques lumières du côté de Gibraltar, malgré le couvre-feu …

Je suis né ce soir-là : J’avais sept ans ! j’ai beau rechercher dans ma mémoire : je n’ai pas de souvenirs plus anciens que celui-là … Il est de nature à marquer toute une vie !


Désintégration, explosion d’un siècle et d’un monde dans le tonnerre des orages, dans les éclairs de la foudre. Avènement de jours improbables : Automne de mille neuf cent trente-neuf !


L’ODEUR DU TEMPS



J'ai trouvé l'autre jour, dans le fond d'un panier, chez un bouquiniste, un de ces livres nés au dix-neuvième siècle, du temps de mon grand-père, que je n’ai pas connu. Un volume jaunâtre, dont la couleur était affadie par le temps. Vous savez bien, sur la première de couverture, vous trouvez le nom d'un éditeur ... Existe-t-il encore ? _ On n'en parle plus guère : Tant de maisons d'édition ont maintenant disparu ! Tout en bas, vous trouvez une date, écrite en chiffres romains la plupart du temps : Cela fait sérieux ! Sur ce livre, c'est MCMVII que l'on peut lire. Il faut réfléchir un peu pour le déchiffrage, mais l'initié y parvient sans trop de mal. Je n'en dirai pas plus.

Peu importe le titre de l'ouvrage, et peu importe, au fond le nom de l'éditeur. Ce que j'ai péché-là, au fond du panier, c'est un livre broché. Au dos, vous pouvez lire son prix : 3 FR. 50, autant dire qu'il n'est pas sorti des presses avant-hier ; cela vous renvoie à l'indication portée sur la couverture, elle est du reste répétée ici, mais en chiffres arabes cette fois : 1906 ... Allez donc savoir pourquoi ! Bon, ce livre, on me l'a vendu vingt francs d'aujourd’hui (à propos, cela va faire combien d'euros ?).

Un livre broché n'a pas du tout la même odeur qu'un livre relié : Il ne sent pas la colle. On plonge son nez entre deux pages, l'odeur est indéfinissable : Cela sent un peu le chiffon, mais avec quelque chose de subtilement différent, qui rappelle la boîte à ouvrage de ma grand'mère, le coton, le fil. Cela sent un peu, aussi, comme le vieil album de photos de ma famille : Photos de gens que je n'ai pas connus. Cela sent ... Mais oui, cela sent un peu la pomme, et puis le cigare et la pipe ... Mais alors, ces odeurs de fruit et de tabac, elles sont adoucies, amorties, transformées : Ce sont des odeurs qui appartiennent à la mémoire, même si elles sont résurrection d'un temps devenu bien lointain !

Un livre broché, c'est souple, un peu mou. C'est un composé de quelques dizaines de feuillets rattachés les uns aux autres par du fil blanc noué. On sait que, si le fil venait à casser, le feuillet tout entier viendrait à se détacher : Il rassemble les pages qui ont été imprimées toutes ensemble, sur une même feuille, que l’on a ensuite pliée. Si on voulait extraire un feuillet, on s'apercevrait que, sur la même feuille, les textes destinés, chacun, à être déposés sur une page, sont imprimés tête-bêche, de manière à se retrouver dans le même sens une fois le livre composé. Y pense-t-on parfois ? Mais un livre broché à la manière d'autrefois a d'autres mystères, que notre époque ne connaît plus ...

En fait, si j'ai acheté ce livre, chez le bouquiniste, c'est parce que le plaisir que je vais en tirer vaut plus, bien plus de vingt francs ! Ces volumes étaient vendus "non coupés" ... C’est-à-dire que le fabricant, ("Achevé d'imprimer le douze septembre mil neuf cent six par Blais et Roy, à Poitiers..."), après avoir cousu les feuillets, n'a pas séparé les pages l'une de l'autre ...

Songez donc : Vous n'avez jamais goûté ce pur plaisir ! ... Vous saisissez le coupe-papier de la main droite ... Il était là, le coupe-papier, de bronze, d'acier, d'ébène ou de corne ... Il était là, dans le fond du tiroir de droite ... Vous l'aviez oublié ou bien vous ignoriez jusqu'à la fonction qui est la sienne : Le coupe-papier ? - C'est un truc dont se servait mon grand-père. Il est rangé dans le fond du tiroir avec un bâton de cire rouge et un cachet monogrammé dont on se servait autrefois, paraît-il, pour clore les plis et les lettres ... On ne se sert plus de ces choses-là ; on les voit encore parfois, chez les antiquaires ...

J'ai ouvert le tiroir, j'ai repris le coupe-papier. J'ai posé le livre bien à plat sur le bord du bureau. La main gauche, paume largement ouverte sur la première de couverture, le coupe- papier dans la main droite, que l'on tient avec trois doigts, fermement pour qu'il ne dérape pas. Combien ai-je vu de gens brouillons, trop pressés, irrespectueux ! ... Couper les feuillets d'un livre broché, c'est une cérémonie. Comme toute cérémonie, elle a ses lenteurs, ses précautions, ses pauses et ses avancées ... Là ! ... Lorsque la lame est bien passée entre les pages ... Attention, il faut la faire passer entre toutes les pages qui constituent le feuillet, sans en oublier une, sous peine de blasphème !

D'un seul coup ... Il vaut mieux y aller d'un seul coup, pour éviter les hésitations et les remords, sources d'avatars tels que déchirures ou dentelures ... Trancher le papier d'un seul coup, en un seul crissement. Il restera un peu de duvet au fil de la lame. Le bord des pages s'effiloche un tout petit peu ... Oh ! ... Presque rien si le coupe-papier est en bon état, juste un effilochement de quelques centièmes de millimètres, comme un minuscule liseré d'écume légère.

Le papier fraîchement coupé, cela a son odeur particulière, qui sent un peu l'acier de la lame. Allez ! Vous l'avez bien réussie, cette ouverture, feuillet après feuillet. Vous ouvrez le livre, vous le feuilletez, vous l'assouplissez, vous le lissez, vous y replongez le nez ... Vous allez maintenant, comme aux murs d'une exposition, examiner l'une après l'autre les eaux-fortes ou les xylogravures ... Commencerez-vous la lecture aujourd'hui ou bien reposerez-vous le livre pour ne le reprendre que plus tard ? ...

Un livre broché, non coupé ... Sensation d'avoir ouvert une porte, de se trouver à l'entrée d'un chemin qui ne se révèle que pour vous, qui n'a jamais été foulé avant vous ! Sensation d'avoir ouvert vous-même la boîte aux merveilles : Personne n'a jamais lu ces pages avant vous ! Le plein épanouissement de ces sensations vaut bien que, scrupuleusement, on se plie aux rites : Pour couper les pages d'un livre il faut un bon coupe-papier, taillé dans une matière de qualité. Il faut ensuite respecter les gestes et leur enchaînement, prendre son temps, et puis trancher, trancher d'un seul coup. On peut, entre deux coupures de feuillets, reprendre son souffle, caresser à nouveau de la main gauche bien à plat la première de couverture. On peut, à la fin, souffler sur le bureau, à l'endroit où le livre était posé : Les duvets blancs nés du papier coupé s'envolent et dansent dans un rayon de lumière.



UN PETIT CAILLOU






Cela doit être congénital : Partout où je passe, je ramasse un caillou. Ma mère faisait de même. Chez elle une coupe de porcelaine de Chine était pleine de petits cailloux. Un caillou, cela ne coûte rien. Aucun n’est semblable à un autre et cela suffit pour le souvenir. Parmi tous ceux que je conserve chez moi, deux d’entre eux me sont particulièrement précieux. Le premier est de belle taille. Il n’a pu trouver de place que dans mon jardin. C’est un bloc de granit rose dont la masse est coupée d’une ligne noire épaisse de deux doigts, absolument noire. C’est cela qui me plaît. Pourquoi ? Mais je veux parler tout d’abord d’un flacon de verre qui est sur ma table. Il contient une poudre grise, ou plutôt noirâtre : Pas autre chose que de la cendre volcanique.Elle provient du volcan Yasour,(On dit encore Yahwe, pas moins …), situé sur l’île de Tanna, au Nord de la Nouvelle-Calédonie, dans l’archipel du Vanuatu. Le cratère vomit des nuages de cendre depuis des millions d’années. J’en ai vu le panache monter à des altitudes considérables et roulant vers l’océan, poussé par les vents dominants. À terre, la marche nous enfonçait jusqu’à mi-mollets : Merveilleuses et horribles forces de la nature !





« TOUT NOUS ÉTAIT FAVORABLE, LE VOYAGE SE DÉROULAIT AU MIEUX ET NOUS PROFITIONS AGRÉABLEMENT DE L’EXISTENCE. NOUS ÉTIONS EN MER, UN CERTAIN JOUR, LORSQUE LE CAPITAINE DU NAVIRE SE MIT À CRIER PUIS À HURLER. IL JETA SON TURBAN, SE FRAPPA LE VISAGE, S’ARRACHA LES POILS DE LA BARBE ET SE LAISSA CHOIR SUR LE PONT, CONSTERNÉ ET ACCABLÉ PAR LE CHAGRIN … »






TANNA (VANUATU)






Chevaux fous
Sur la mer Blonde et bleue
Fauves fous
Herbe feu
Calme palme
Blanche et bleue
Le mont fumant
Le goéland
D'argent

Fente des paupières cousues
Corail éblouissant
Plage ardente et noire
Moutons marins
Madrépores
Morts
Fluctuantes écharpes
Des poissons émaillés
Tourmaline
Roucoule tourterelle
Sombre serre
Fruits pesants
Pendus
L'arène au soleil
De cendre et d'argent
Le taureau qui dort
Torte pieds deux arbres morts
Bulle bleue du lac
Les yeux
Les cieux
Femme flamme
Yodlés de joie
Les chevaux
Fauves fous ...




ERROMANGO




L’île est bien celle que décrivait Pierre Benoît. Mais comment Pierre Benoît fît-il connaissance avec elle, perdue dans les fins fonds du Pacifique ?

Personnellement, je la rencontrai pour la première fois en 1962. L’avion qui me transportait, un petit bimoteur emportant six ou huit passagers s’est posé sur un terrain qui n’était qu’une déchirure au milieu des arbres.

La piste avait été ouverte à la machette. Elle avait juste la largeur suffisante pour se poser et le bout des ailes frôlait les troncs des cocotiers. Comme la piste était aussi très courte, l’avion bloquait ses freins juste au bord de la très haute falaise.

Quand il décollait, il effleurait les têtes des papayers, puis chutait vers la mer.
Le pilote faisait ronfler les moteurs et l’appareil reprenait doucement de l’altitude :
Impressionnant !

L’île est luxuriante, foisonnante, étouffante de splendeurs végétales. C’est la splendeur d’une serre. Air rare, saturé de vapeur, chaud comme l’haleine d’une bête et sentant le suint. Depuis quinze jours, la pluie n’a pas cessé, drue comme un déluge. Les hommes courbent le dos, comme si des graviers leur tombaient dessus, par poignées, par volées. Les larges feuilles des tarots ont été lacérées.

Depuis une heure, il ne pleut plus. La forêt s’égoutte, et c’est encore comme s’il pleuvait. La forêt que l’on sent, que l’on devine, proche, vivante, enveloppante, mouvante. Mais la forêt qu’à dire le vrai, on ne voit même pas ! On y est plongé, et elle est si dense ! Le sentier que l’on suit n’a que la largeur du pied, encore faut-il veiller à ses contorsions, à ses détours, aux obstacles inattendus, aux arbres renversés, aux torrents nés des dernières averses, qui roulent des eaux rouges et noires. Les branches forment voûtes et ce n’est que rarement qu’elles laissent une fente étroite à travers laquelle on aperçoit les lourds nuages mouvants.

Le sol doit être noir, noir de cendres volcaniques, ou bien rouge d’argiles détritiques. On le devine, mais on ne le voit pas : l’herbe le recouvre : Le pourpier, la tétragone, les impatiens ... Toutes plantes buveuses d’eau dont le climat favorise la pousse. De temps à autre, assez rarement somme toute, un buisson éclate de feuilles rouges et de fleurs rouges aussi : hibiscus, croton. On enjambe les racines et les contreforts d’arbres gigantesques, des “ châtaigniers” dont les appendices et tentacules se tortillent en nœuds de serpents. Parfois on distingue la branche longue, lourde et horizontale d’un figuier banian. Cet arbre est aussi appelé le figuier étrangleur.

Le banian ! Il est capable de phagocyter, d’avaler carrément un autre arbre, son voisin, une maison. C’est lui qui “avale”, au Cambodge, les palais et les temples d’Angkor ! Racines aériennes qui forme une autre forêt, dont on dit qu’elle fait le lien, sorte de ligne téléphonique, entre le ciel et la terre. On dit que ces racines permettent de communiquer avec les morts, établissant la relation entre le ciel et l’enfer. Des pigeons verts y roucoulent, se gorgeant de baies. Un loriquet, vert lui aussi, mais on ne le voit que rarement tant il passe vite ! Il lance un cri aigu. C’est le royaume du vert. Les petites tourterelles, nombreuses, sont vertes elles aussi, avec une tache de rubis sur le dessus de la tête. À quelques exceptions près, on est incapable de percevoir et d’identifier les arbres qui se fondent dans la masse, elle-même drapée du haut en bas dans une épaisse tapisserie de lianes et de feuillages épiphytes ou parasites. Une masse végétale, comme une mer !


Cinq hommes avancent en colonne, silencieux. Dans l’ordre, deux Mélanésiens un Européen à large chapeau, puis encore deux “men-bush”. Les Mélanésiens sont grands, athlétiques, nus jusqu’à la taille. Ils marchent pieds nus. Leur peau est fuligineuse. Leur chevelure crépue forme une boule massive et indisciplinée. Ils ont le nez large et plat. L’arcade sourcilière forme visière sur les yeux. Chacun porte un sabre d’abattage. Les deux derniers se sont décoloré les cheveux qui semblent blonds, d’un blond filasse tirant sur le roux. Ils se décolorent avec de la chaux.

L’Européen, lui, est un homme sec et grand. Il semble avoir un peu moins de la cinquantaine. Il a le visage ascétique et tanné. Les pommettes sont hautes. Hormis le chapeau de toile beige, il porte une chemise saharienne, un short kaki et des bas de laine bien tirés. Ses chaussures de brousse sont de toile. Les pas des Mélanésiens sont souples, coulés. Ceux de l’Européen sont plus courts.

- ” Monsieur Wilkins, on ne va pas trop vite ? “

- ” Allez, j’y arriverai ! “

Mais la mâchoire est crispée. L’attitude trahit la souffrance, le visage est luisant de sueur. La chemise est trempée.

- ” J’y arriverai. Il faut que j’y arrive : L'avion se pose à onze heures !”

Wilkins, puisque c’est ainsi qu’il s’appelle, a ressenti dès hier les attaques de la fièvre. La nuit a été pénible : maux de tête effroyables, diarrhées ...

- ” Une crise d’amibiase encore. Il y avait longtemps ! Je pensais que c’était fini !”


Wilkins, tout en marchant, revoit les rizières de son enfance, les buffles noirs baignant dans les mares aux eaux rouges. Il entend beugler les crapauds. Il songe aux plantations d’hévéas. Il sent monter à ses narines l’odeur âcre du latex. Le latex ! Wilkins est pris de nausée. La colonne s’arrête. Il vomit, se plie en deux, les mains sur le ventre. Il a failli crier de douleur ...


L’avion se pose à onze heures. Il en est dix. Encore une heure de marche, si tout va bien. On a quitté le bivouac au lever du jour, vers les cinq heures.

- ” En route ! Je sais ce que c’est. Deux jours de soins à l’hôpital de Port-Vila, et ce sera terminé. Le Docteur a fait l’Indochine, il connaît bien le traitement des amibiases ...”

Mais les Mélanésiens sont obligés de ralentir leur marche. On voit bien qu’ils sont inquiets, même si aucun d’entre eux ne tourne la tête.

- ”Va, Kaltapan, vas-y ! Ne t’inquiète pas, ça ira !”

Kaltapan est l’homme qui tient la tête de la colonne, l’un des deux qui ont les cheveux décolorés. La fierté de son port et de sa démarche marque son rang. C’est lui le chef du petit groupe de Mélanésiens. Une plume est plantée dans sa tignasse; Il ne tourne même pas la tête. Il ne répond pas. C’est tout juste s’il a montré qu’il a bien compris, par un mouvement qui relève puis rabaisse ses sourcils. Mais il raccourcit le pas.


- ”Kaltapan, pars devant. Si l’avion se pose avant que j’arrive au terrain, tu expliqueras au pilote ce qui se passe. Tu lui demanderas de m’attendre.”


Wilkins, en effet, s’est à nouveau plié en deux sous la douleur. Il ôte son chapeau, sort un large mouchoir, essuie son front couvert de sueur : La fièvre ! Il s’appuie à un tronc pendant un moment. Même moiteur, même touffeur qu’aux rives du Mékong à l’approche de la mousson. Images de femmes en pantalons noirs, légèrement pliées sous le poids d’un fléau de bambou auquel pendent des marmites de soupe et de riz ... Poissons-chats, silures de plusieurs centaines de kilos, cochons planches, noirs, efflanqués (et c’est de cela qu’ils tirent leur nom ) ...

Kaltapan est parti, de ce pas couru des chasseurs quand ils vont en forêt traquer le pigeon « notou », avec leur arc dans le dos. Aucun doute : Il arrivera à temps. Burton, le pilote, attendra.

Les Mélanésiens forment une petite équipe qui accompagne Wilkins depuis un mois déjà. Il s’agit de prospecter la forêt d’Erromango. Il y a ici des arbres qui sont bons pour l’industrie des bois déroulés. Des kaoris, hauts et droits. Y en a-t-il suffisamment pour tenter l’exploitation ? Terminer le dénombrement n’est plus qu’une question de temps. Tout en marchant, Wilkins pense à sa revanche sur la vie.

- ” Remonter une affaire, une bonne affaire, en exploitant les arbres ... Après avoir été chassé des plantations d’hévéas en Indochine !”

- ”L’affaire est rentable, j’en suis certain !”

Il en a parlé depuis longtemps avec des entrepreneurs français dont les usines se trouvent dans le Poitou et les Charentes. On peut rêver ... Mais ce n’est plus tout à fait un rêve. Les rugissements des tronçonneuses, les arbres qui tombent. Les troncs que l’on écorce et que l’on marque. Les tracteurs qui les tirent jusqu’à la mer. Les quais que l’on construit. Les grues et les palans. Les navires au mouillage, que l’on charge, qui partent tandis que d’autres arrivent. Les Mélanésiens au travail, et les maisons en dur succédant à leurs cases de roseaux ! Du profit à faire pour tout le monde, et des progrès à apporter.

La pente est rude, à laquelle grimpe le sentier. Il s’est remis à pleuvoir. On courbe le dos à nouveau. Bientôt le bruit de l’averse est assourdissant. Suivre ... Suivre l’homme qui marche devant. Regarder où l’on pose le pied. On ne saurait regarder plus loin devant, et la pluie se mêle à la sueur, emplit les yeux. Les vêtements se plaquent à la peau ... On ne saurait se protéger de ces pluies-là ! Allez donc vous protéger d’un déluge ! Il n’est pas de
parapluie sous la cataracte ! Il n’est pas d’imperméable non plus, que l’on ne supporterait pas à cause de la chaleur.

Il faut boire, boire, boire ! Wilkins boit, sans arrêter son avance, au bec de sa gourde, par petites gorgées. Son pied, lui, bute souvent.


- ” Ça va ! Ça va !”

D’ailleurs on arrive. On y est presque ... On est sur le plateau. Quatre bœufs sauvages traversent le chemin et disparaissent sous la pluie, dans la pluie. Ils sont les témoins d’un ancien élevage maintenant abandonné. On est sur le plateau. On devrait voir la mer, et l’île voisine : Tanna, sur laquelle fume un volcan. En fait on ne voit rien ... La pluie, toujours, et drue ! C’est à peine si l’on se rend compte que la forêt fait place à une savane et à une cocoteraie.

Wilkins sait qu’entre les cocotiers s’allonge la saignée où prend place la piste, si étroite qu’elle donne à peine la place pour les ailes de l’avion. Le Dornier se posera ... Il faut qu’il se pose ! Parfois, lorsque la piste est trop détrempée, l’avion ne se pose pas. Il file vers Tanna. Aujourd'hui, il faut qu’il se pose ! À la Grande Plantation, vers Saïgon, la piste était gazonnée, aussi. Lorsque crevait la mousson, en juillet, il arrivait que l’avion ne puisse pas se poser ... Le petit avion de liaison ... À cause des buffles errants qui obstruaient la piste. Les buffles ! Et les mares qu’ils creusent en se roulant dans la boue ! Ah ! Le chant des crapauds, ce chant lancinant ! - ” C’est le chant des crapauds, ou bien ce sont mes oreilles qui bourdonnent de fièvre? Il n’y a pas de crapauds dans ces îles! Pas non plus de grenouilles ! - Mais tout autour de la Grande Plantation ! ... Paniers grouillants de grenouilles sur les étals des marchés de villages ... À côté des étals d’orchidées, des tables chargées de ramboutans, de pommes cannelles, de sapotilles, corossols, durions, jacques et pamplemousses ... Parfois, un marchand offrait un petit singe tenu en laisse, ou bien un ourson tout pataud ... Mais c’était ailleurs ! Ici, il n’y a pas d’oursons. Il n’y a pas de singes, ni petits ni grands ... Ah ! Les gibbons, leur fourrure blonde, leurs bras trop longs ... Pas de singes, pas de singes, pas de singes ! “ La pluie s’arrête à nouveau, brusquement.

- ” Hi ... Yah ... Ô ...Ô ... Houhouaah !”

Ce cri ? - presque un yodlé ! Comme un cri de Muezzin ! En plus joyeux.

- ” Ne t’inquiète pas. c’est Kaltapan qui signale qu’il est arrivé.”

- ”Kaltapan ? Ah oui, Kaltapan ! Arrivé ... Soufflons un peu.”

La nuée se déchire. Dans le ciel, vers le Sud, le volcan vomit une longue écharpe de cendres. Cela fait plus de quinze jours qu’il vomit ainsi. Les vents portent au loin l’énorme fumée. La forêt, que l’on domine en vérité sans la voir tant elle est recouverte de lianes à larges feuilles, l’océan par-delà, aussi terne, aussi plombé que le ciel ...

- ” Le muezzin, le muezzin, les minarets, les mosquées" ...

L’Algérie, après le Vietnam. Est-ce le délire ? Wilkins se reprend vite. Il recommence à marcher tout en s’appuyant sur l’épaule de Georges, l’homme qui le précède. Un kilomètre encore, peut-être deux ?

Le vrombissement de l’avion ! Le voilà ! Le Dornier se faufile entre deux nuages. Il amorce un virage sur l’aile. Il disparaît en arrondissant son vol pour prendre la piste. Non seulement elle est étroite et mouillée, mais elle est courte, très courte, la piste ! Elle s’arrête juste au ras de la falaise.

-” Kaltapan est là-bas. L’avion attendra.”

C’est d’autant plus certain que l’appareil n’est pas réapparu. Les moteurs sont arrêtés, muets. Il s’est posé. Il attend. La marche devient difficile. l’herbe est haute aux abords de la piste. On dirait de l’herbe à éléphants, comme en Indochine, aussi coupante, en tout cas !

Voici l’avion. C’est un bimoteur à atterrissage court. Sa queue, son empennage qui luisent à la lumière … Justement ! Son empennage qui luit à la lumière ! Qu’est-ce qu’il a, cet empennage ? - Eh bien, il est de travers !

- ”Ce n’est pas vrai !” - Si, c’est vrai !

Kalatapan le confirme, qui a rejoint son équipe : L’avion a pris la piste trop court : avion neuf, nouveau pilote ... Il a cassé du bois ! Le train est de guingois, l’aile gauche a raclé le sol, une hélice est brisée. Wilkins n’en peut plus de douleur. Il s’étend à terre, de tout son long, les deux mains à plat sur le bas-ventre.

- ” Ce n’est ni du paludisme, ni une amibiase. J’ai eu beau essayer de me convaincre que c’en était".

Il est évident que ce n’est pas du paludisme. Lui, il se manifeste par crises : ça vous prend à six heures le soir, et ça vous tient jusqu’à l’aube, et puis ça disparaît. - Ce n’est pas le cas. La fièvre ne m’a pas lâché depuis vingt-quatre heures. Dysenterie amibienne ? -Des coliques, terribles, mais pas de diarrhée ... Alors, quoi ? Bon. De toute façon, qu’est-ce que je vais devenir maintenant ?

Le pilote n’a pas été blessé. Il farfouille dans son cockpit, fenêtre ouverte à cause de la chaleur. Il n’est guère que seize heures.

- ” O.K. ! la radio fonctionne ! Port-Vila m’a entendu. Ils envoient le De Haviland.”

- ” Ils seront là dans combien de temps ?”

- ” Le temps de préparer l’avion, de venir jusqu’ici … Une heure, je pense.”

- ” Une heure !” - ” Ça tiendra, Wilkins ?

-“ Ça tiendra, ça tiendra ... Il faudra bien que ça tienne. Mais les douleurs sont de plus en plus aiguës, et cette envie de vomir qui revient ! Ce roulement qu’on entend, qu’est-ce que c’est ? Explosion dans la rue Catinat, à Saïgon ? Chapelet de bombes larguées du ciel ? Rafales des mitrailleuses de douze sept ? Ah ! Ces rafales, venues d’on ne sait où, du côté de Tlemcen ! Juste au moment où le muezzin psalmodiait ! Tous les orangers, tous les orangers, sciés pendant la nuit ... Tous les orangers coupés ! - ” Non, ce n’est pas en Algérie que je m’installerai : J’ai déjà donné en Indochine ! j’ai déjà donné lorsque j’ai quitté les hévéas. Mais, ce roulement qui continue : Le train de Tlemcen à Oran ? L’explosion ! Ah! Mon Dieu! Que j’ai mal !"

- ” C’est le volcan de Tanna qui se secoue : Un tremblement de terre.”

- ” Le volcan ? Ah oui ! Le volcan ! Ah !”

Pour que la douleur lui arrache un cri, il faut qu’elle soit grande. De ses ancêtres britanniques, Wilkins a hérité le flegme et la retenue.

- ” Vila demande à la radio ... C’est un médecin qui demande ce que tu ressens. Il demande aussi comment cela s’est passé depuis que tu as mal. Qu’est-ce que je lui réponds ?”

- ” Tu lui réponds, tu lui réponds ... Je ne sais pas. Je ne sais plus. C’est toujours une histoire avec les arbres. Les hévéas en Indochine, les orangers en Algérie, ici les kaoris ... Tu lui dis que c’est toujours une histoire avec les arbres ... Ah ! Et puis le Dornier qui a cassé !”

- “Le médecin m’a fait expliquer, dit Kaltapan. J’ai fait de mon mieux. Il a parlé d’appendicite. Je lui ai dit les vomissements. Je lui ai dit la fièvre. Je lui ai dit la douleur. Il a parlé de péritonite. Mais le De Haviland va bientôt arriver. Ne t’en fais pas. Ne t’en fais pas, il sont tous prêts à t’aider."

La douleur ... La douleur ! Et la terre qui recommence à trembler !... Le volcan ? Non. La terre ne tremble plus. Ce doit être la douleur.”

- “ Est-ce que ce ne serait pas le De Haviland ?”

- ”C’est lui. Tu as raison. Il a fait vite. Allons, tu seras bientôt soigné.”

L’appareil est en vue, venant du nord. Ciel presque dégagé maintenant. Pas de problème ... Si ce n’est la carcasse du Dornier, plantée à l’amorce de la piste ! Le nouvel arrivant aura-t-il la longueur voulue pour se poser ? Kaltapan et son équipe, aidés par le pilote, ont bien essayé de dégager le Dornier, mais va donc !

Il aurait fallu aller chercher du secours au village. Trop loin ! Le village est situé en bord de mer ! Mais si, il se posera. Bien sûr, il lui faut plus de longueur de piste que pour le Dornier, mais ce pilote-là est un habitué d’Erromango ... Cela fait des années qu’il dessert les îles ! Il se posera.

- ” Je ne sais pas ce qu’il se passe. Je n’arrive pas à l’avoir à la radio. Sur aucune fréquence ! Je ne sais pas s’il me reçoit.”

- ” J’appelle Vila. Recevez-vous le De Haviland ? Sa radio doit être en panne !

- ” Radio, radio ... Il faut leur dire, pourtant. Il faut leur dire : On a coupé les orangers ... Il faut qu’ils fassent vite. Ils vont aussi couper les kaoris ! Aïe ! Bon Dieu que ça fait mal !”

L’avion en est à son quatrième tour au-dessus du terrain, bas, très bas. On a vu clairement le pilote. Une cinquième fois, il bascule sur l’aile gauche. Il glisse. Il descend, il descend. Il va se poser ! Il ne se posera pas ! La petite fenêtre s’est ouverte, sur le côté du cockpit, un bras fait un signe d’impuissance. L’avion reprend de l’altitude. Il bat des ailes.

- ” Non !”
- ”Si !"

Trois fois, il a battu des ailes. Il reprend la direction du Nord.

- ” Foutu !”
- ”Monsieur Wilkins ... Monsieur Wilkins, j’ai prévenu Port-Vila. Ils envoient le Tiaré, qui est à Tanna, juste à côté. Le Tiaré, vous savez, cet ancien dragueur de mines qui fait maintenant le cabotage du coprah d’une île à l’autre. Il sera là demain matin, dès l’aube.”

- ” Dès l’aube ! Demain matin ! Au bord de la mer … Il faut redescendre, redescendre tout ce chemin, jusqu’en bas. Mais je ne pourrai pas marcher. Je ne peux plus marcher, plus marcher, plus marcher. Et pourtant, si on ne marche pas ... Qui ira rafraîchir les saignées des hévéas pour que le latex coule ? Les orangers … Qui va replanter les orangers ? Qui va achever le comptage des kaoris ? Les kaoris ... Achever le comptage avant que ne tremble la terre, avant que le volcan n’explose ! Redescendre jusqu’à la mer ... Demain matin! Le Tiaré, le Tiaré, bien sûr. Bien sûr … Péritonite … Péritonite, inflammation du péritoine, membrane séreuse qui revêt la plus grande partie de la cavité abdominale. Péritonite ! Tiaré ! Tiaré, fleur de la famille des gardénias, endémique à Tahiti. Tahiti ! Redescendre jusqu’à la mer ... Le Tiaré !”

- ”Eh bien Monsieur, nous l’avons redescendu. Il ne pouvait plus tenir debout. Il était allongé, là, les deux mains sur le ventre. Il essayait de contrôler sa douleur. On l’entendait gémir. Ses joues s’étaient creusées et il semblait que les yeux se fussent enfoncés dans les orbites. Nous avons marché une bonne partie de la nuit. Nous avions bricolé un brancard, en enfilant des branches dans nos chemises boutonnées. On avait ficelé tout ça comme on l’avait pu, en ajoutant nos ceintures pour que ça tienne. Ça a tenu, vaille que vaille. Vous pouvez imaginer cette descente, entre deux murs d’arbres et de buissons. On ne voyait même pas les étoiles ! De temps à autre le pied glissait. Heureusement il ne pleuvait plus mais toute la moiteur stagnait sous les frondaisons sous forme de vapeur. Dans ces îles, il n’y a pas de serpents, pas de scorpions, ni de vermines dangereuses. Il n’y a pas de fauves non plus. Tout juste si l’on peut entendre parfois un cochon sauvage qui fouille de son groin le sol en décomposition. Nous nous sommes relayés, les quatre Mélanésiens et moi. En nous passant le brancard, nous faisions attention à ne pas donner de secousses, mais Wilkins gémissait. Il gémissait aussi lorsque le terrain provoquait un cahot. Pour ma part, j’ai toujours porté le brancard par l’arrière : Il n’est pas possible à un Européen de trouver un sentier dans cette forêt. Le pied guide le pied. J’ai suivi. Heureusement encore, il n’y a ni ronces ni épineux ! … Encore que je me suis laissé dire qu’il y a des feuillages terriblement urticants. Leur contact peut être cause de lymphangites. Bon, nous n’en avons pas rencontré."

- ” On n’entendait plus le volcan, mais on entendait les tambours ... Le son des tambours emplissait la forêt. Tambours, tambours, vous savez quoi ? - Cet imbécile de Pasteur qui fait commémorer tous les ans le débarquement des missionnaires à Erromango !

-” Repentez-vous : vos grands-parents ont tué les missionnaire... Ils les ont bouffés !”

Incroyable, mais vrai ! C’était la date, ce jour-là. La Mission commémorait le massacre. Tambours, tambours ! Et des hurlements, et des chants ! Wilkins délirait carrément maintenant. Nous faisions de notre mieux, pourtant ! Nous avancions le plus vite possible. Il parlait toujours des arbres : arbres à caoutchouc, orangers ... On avait coupé les orangers ... Il disait qu’il avait quitté l’Algérie à temps. Et puis, à certains moments, il parlait dans une langue étrangère, du Vietnamien peut-être ?

- ” Nous n’avions plus de contact avec qui que ce soit. Nous n’avions pas pu emporter la radio de l’avion bien sûr ! Quand nous sommes arrivés au bord de la mer, juste au fond de la baie de Dillon, le Tiaré n’était pas encore là. On a cherché ses feux, mais ils n’étaient pas encore visibles. “ Il sera là à l’aube” m’avait-on dit. l’aube. Ah bien oui, l’aube ! Comme vous vous sentez démuni, inutile, devant quelqu’un qui va mourir ! Vous avez fait tout ce que vous avez pu. Vous avez peiné, porté le brancard, marché, marché. Tout ce temps-là, vous n’avez pensé à rien, bien sûr ... Trop à faire ! Tenir debout, marcher, marcher ... Et puis voilà ! Vous êtes là. Wilkins est allongé sur le sable noir. Vous avez l’esprit vide.

-"Ah ! Si je n’avais pas cassé du bois en prenant la piste !" C’est la seule pensée qui occupe votre esprit. Et les tambours qui battent encore et toujours ! Wilkins est mort là. Je lui tenais la main. Il est mort ... Il fredonnait la chanson de Brassens :

-” Auprès de mon arbre, j’aurais dû rester ...” Je n’invente rien. Je ne suis pas le seul à l’avoir entendu. Encore un souffle, ténu :

- ”J‘aurais jamais dû ...”

C’était fini. En relevant la tête, j’ai vu les feux du Tiaré qui entrait dans la baie.

*
***
*




VANUATU



Il est des îles
Faites de toutes les îles
Promises ou reprises
Caressées rêvées
Ravagées violées
Celles qu'on a voulu
Celles qu'on a eu
Lagons versatiles
Langues d'huile et de myrte
Aux oursins bleus
Iles femmes
Prêtes à s'ouvrir
Il est des îles
De laves et de cendres
Au souffle tranquille
Des volcans respirant
Monstrueusement
Iles accroupies
Dures et splendides
Et le front baissé
Leur ciel se referme
Sur l'ineffable vie
D'improbables secrets
Îles solitaires
Ne m'attendant guère

*
***
*










À vrai dire, en y réfléchissant, je m’aperçois que les cailloux dont je devrais parler ici sont beaucoup plus nombreux : Chacun a pour moi son importance. Presque tous sont rayés, soit de noir, soit de blanc. L’un d’entre eux, même, se présente sous la forme d’une petite boule à peu près parfaite, d’un rouge vif, rayée en son milieu d’une bande blanche qui y marque deux hémisphères. Celui- là, à peu près de la taille de ces grosses billes que nous appelions, du temps de mon enfance, des callots, je l’ai ramassé au bord du chemin qui mène à Compostelle, le chemin aragonais, un peu au-delà de Jaca.


***


« ON RACONTE ENCORE, SIRE, Ô ROI BIENHEUREUX, QUE SINDBAD DE LA MER SE MIT À CONTER SON DEUXIÈME VOYAGE À SES AMIS, RÉUNIS AUTOUR DE LUI … »


***



LES CHEMINS DE COMPOSTELLE





J’avais passé la nuit dans l’une des maisons d’un village abandonné, perché sur le haut de la colline. L’église était tout aussi abandonnée. C’était un peu triste et le paysage en Aragon est sévère, bien que superbe. À Jaca, où j’étais arrivé en passant par le col du Somport, j’avais rencontré au gîte une jeune Japonaise. Elle s’appelait Yoshimi : Charmante et primesautière. Nous avions poursuivi ensemble le chemin. Pour ne pas laisser abîmer son joli teint par le soleil, elle marchait en tenant, ouvert, un parapluie rose. L’une des baleines était cassée … Mais elle marchait bien. Le seul problème pour moi, c’est qu’elle ne parlait pas un mot de français, très peu d’anglais, vraiment très, très peu, et pas beaucoup plus d’espagnol.

Comme je n’entends pas le Japonais au-delà d’un mot : « sayonara », connu de tous, mais fort peu utilisable en la circonstance, la communication était restreinte. Yoshimi trottait devant moi. Je la perdais de vue à chaque virage de l’étroit sentier qui se tortillait à flanc de colline. Il m’arriva de faire une lourde chute en glissant sur les cailloux. Que pouvait-elle faire alors que je peinais à me relever, mon sac à dos pesant dix-sept kilos ? Elle tournait autour de moi en poussant de petits cris, toujours son parapluie rose à la main ! C’est alors que je ramassai ce fameux caillou rouge, rayé de blanc.

Il est là, tout près de moi, sur le haut de mon secrétaire, posé dans une coupelle de bois, entre un petit bouddha assis dans la position du lotus et une petite grenouille de bronze.
Le petit bouddha, je l’ai acheté en Thaïlande, à Aranyaprathet très exactement, le jour où s’ouvrit la frontière cambodgienne. La grenouille vient de moins loin … J’ai toujours aimé les grenouilles, allez donc savoir pourquoi !

Mais pendant que je parle de Yoshimi, que je rencontrai sur le chemin de Compostelle, il me vient un remords : Nous avons marché ensemble pendant une huitaine de jours, je crois, peut-être un peu plus, puis … Manquait elle d’entraînement ? … En arrivant à Logrono, elle boitait bas, pieds couverts de douloureuses ampoules. Je voulus tenter de faire quelque chose pour elle, mais elle refusa d’ôter ses chaussures, de peur de ne pouvoir les remettre. Elle qui avait toujours marché devant moi, maintenant, claudiquait loin derrière. À Logrono, nous nous quittâmes. De cet abandon, je garde le remords un peu, mais c’est cela, le chemin : On se rencontre, on se rejoint, on se quitte … C’est la vie !

Du moins, en arrivant en Galice, après avoir dépassé Portomarin, à l’aide d’un petit caillou anonyme, j’écrivis sur une grande plaque d’ardoise dressée au bord du sentier un message d’encouragement pour Yoshimi … Est-elle allée jusque là et l’a-t-elle lu? Avouerai-je que je fus un peu soulagé de n’avoir plus à chercher les clefs d’une communication pratiquement impossible ?

Mais puisque je suis sur le chemin de Compostelle, il faut, pour ceux qui ne seraient pas avertis, que je dise les rencontres avec les cairns, dans les endroits les plus désolés et les plus arides. Un cairn, ce n’est rien d’autre qu’un tas de cailloux. C’est un repère, en principe. Il indique un croisement de sentiers, il signale un endroit dangereux, il marque un lieu particulièrement chargé de sens et de spiritualité. Vous l’avez aperçu de loin. C’est une petite pyramide. Rien qu’une petite pyramide de cailloux. Ajoutez-y le vôtre en passant. Posez le tout en haut, rien qu’un petit caillou, tout banal, sans forme particulière, sans couleur spéciale. Votre dépôt maintient la tradition et entretient le cairn. On appelle ces tas de pierres, aussi, des montjoies : Souvenez-vous du cri de guerre des Croisés du Moyen-Âge …

-« Montjoie Saint-Denis » !

Après Astorga, ville romaine entourée par de hauts remparts, l’étape vous mène à Rabanal del camino, le chemin monte, monte. Vous passez à Foncebadon, village abandonné (La première fois que j’y passai, ce fut sous une tempête de neige), puis le chemin dévale et vous arrivez à la Croix-de-Fer. La croix est en fer, effectivement, mais elle est relativement petite, insignifiante presque, plantée en haut d’un mât de bois tordu. Au pied du mât, depuis bien des lustres, bien des siècles, tout pèlerin averti dépose un caillou qu’il a rapporté de son lieu d’origine. Ainsi, là, se trouvent des cailloux allemands, des cailloux français, d’autres brésiliens, japonais, italiens, australiens … Que sais-je encore ? Le montjoie est, ici, considérable, en épaisseur comme en hauteur. Vous devez l’escalader pour déposer le petit caillou qui vient de chez vous et que vous avez sorti de votre poche ou de votre sac.

Reprenez votre chemin, vous avez déposé là tout ce qui, dans votre conscience, faisait tache. Reprenez le chemin le cœur joyeux et l’âme claire et criez : « Ultreïa ! » : C’est le cri des pèlerins. Pousse-le, il t’engage à passer outre, plus outre, jusqu’à Santiago et au-delà !

Chemins de Navarre, grimpant les collines vers des bastides irréelles, parmi les torrents, les crocus et les violettes, chemins de la Rioja qui serpentent dans le thym et le romarin, parmi les vignes et les oliviers, chemins de la Castille, caillouteux, rouges, rectilignes dans un paysage plat de champs de blé sans horizon, chemins de Palencia et du Léon traversant des villages en ruines superbes et magnifiques dans leur délabrement, chemins ardus escaladant les monts du Cebreiro, chemins charmants de la Galice, bordés de genêts, de bruyères, de rhododendrons et de camélias ...

Bâtisses superbes aux façades ornées des mêmes blasons qui ornaient autrefois les poupes des vaisseaux sur les voies des Amériques, bâtisses aux murs d'adobe déliquescents à force de pluie et de vent, murs de moellons, tours, clochers habités de cigognes, ermitages, monastères anciens, fontaines, églises, cimetières, lieux déserts autrefois habités, ponts, chaussées, anciens gués, vaches, moutons et leurs bergers, chiens ... Ah ! La Sierra del Perdon dans le haut de laquelle tournent quarante éoliennes, élégants moulins d'acier qui froissent la soie du temps ! ... Ah! Le panorama que l'on découvre de là-haut sur le site de Pampelune, ville de Pompée, cathédrale où furent sacrés les Rois de Navarre, citadelle à la Vauban ! ... Ah! l'autre panorama, découvert dans une éclaircie, du haut du dernier rebord du plateau caillouteux, en venant de San Juan de Ortega : C'est toute la ville de Burgos qui se dévoile, grandiose cathédrale, sans doute la plus célèbre et la plus belle d'Espagne ! ... Ah! L'ouverture sur les monts, du haut du Cebreiro, à l'endroit où se découvrent la Galice, ses genêts et ses camélias ! Malgré les intempéries, découvertes splendides ... Et même les plateaux si monotones ... Mers de céréales traversées par des canaux et des tuyaux d'irrigation, mers propices à la méditation et au retour sur soi, mers infinies sur lesquelles pas un détail ne tranche à côté de l'autre ... Ah! Le long chemin entre Sahagun et Mansilla de las Mulas! Chapelet, pèlerinage, vénération des reliques, stigmates, suaire, adoration du corps du Christ, autant de pratiques nées ... au Moyen Age ! À l'époque des grandes pestes, des guerres, de la peur. Au moment où allait surgir un monde nouveau. Un peu comme aujourd'hui, n'est-ce pas ? "

_"Alors, Nathanaël, ringard, le pèlerinage à Compostelle, sans valeur ?"

_" Tu as rencontré des pèlerins qui marchaient en égrenant leur chapelet - Peu nombreux, il est vrai, mais il y en avait au moins un, qui marchait très fort d'ailleurs. Il ne faudrait pourtant pas te croire autorisé à tout mélanger et à tout ranger dans la catégorie des superstitions

- D'abord, si la comparaison des époques semble judicieuse, il peut paraître hasardeux de se gausser de certaines pratiques sous prétexte qu'elles remonteraient au Moyen Age !

_ Nombre d'autres choses, dans notre bagage culturel, remontent au Moyen Âge sans être pour cela disqualifiées. Le Modernisme est chose étrange, quand il se voudrait surgi du néant, faisant table rase de tout ce qui l'a précédé. C'est bien là l'une des causes essentielles de cette perte de repères dont nous parlions. On ajoutera, et c'est l'essentiel en la matière, qu'il est fort douteux que beaucoup de pèlerins de cette fin de siècle attendent quelque miracle au cours de leur démarche : La poule rôtie puis ressuscitée, le pendu dépendu, tels qu'on les commémore à Santo Domingo de la Calzada, on en sait l'histoire, qui demeure et mérite de demeurer en tant que témoignage ... Il est peu probable que le pèlerinage, de nos jours, ait exactement la même signification qu'aux temps anciens.

Certains en font une prière. J'ai bien connu quelqu'un qui marchait pour demander à Dieu le retour à la santé d'un petit enfant myopathe ... Personnellement, je ne suis pas très sûr que Dieu ait besoin que l'on marche sur les chemins de Compostelle pour s'intéresser à un petit enfant myopathe ... Mais qui reprochera à un grand-père d'essayer d'entrer ainsi en communion avec Dieu alors qu'il n'a rien obtenu de la médecine ? D'autant, que, et c'est là parole que j'admire, ce grand-père, Allemand du Nord, ajoutait :

_" De toute façon, et avant tout, je marche vers Compostelle parce que j'ai soixante sept ans. J'entre donc dans la dernière période de mon existence. Je veux remercier Dieu de tout ce qu'il m'a offert pendant ma vie. "

_ "Ringard, Nathanaël ?... Ringard ?

... Réponses d'un autre temps à des problèmes existentiels actuels ?

_ "Nous avons actuellement d'autres moyens. Il faut se baser sur la raison, là où le pèlerin cherche à toucher par l'émotion."

_ "La Raison ... Vraiment ... La Raison ? Ne soyons pas cruels !"

Le pèlerin ne réclame pas le retour au passé. Il ne cherche pas, ce serait puéril, vain et inefficace, à ressusciter les repères perdus de son enfance ... Il demande des repères nouveaux, mais il demande des repères, là où le siècle ne lui en propose plus. Il demande qu'on lui indique une voie clairement balisée et qui conduise à un objectif clairement défini, cohérent ... Ce que sa marche exprime, c'est son besoin de clarté et de solidité, là où on ne lui montre plus que des incertitudes. Dans un monde de mieux en mieux connu, mais de plus en plus incohérent, disloqué, l'homme a besoin de savoir ce qu'il est, d'où il vient, où il va ... L'interrogation existe depuis toujours ... Les réponses semblent de plus en plus improbables ou formulées de telle façon qu'on ne s'y reconnaît plus.

Jan est Hollandais, (il y a beaucoup de Hollandais sur le Chemin ....) Il est apparu à la porte du refuge de Portomarin, je crois ... Il n'allait pas à Compostelle ... Pas cette fois-ci du moins, car il y était allé déjà trois fois. C'est un grand gaillard d'une soixantaine d'années, solide, habillé comme un chasseur. Il nous rejoint après avoir suivi la "Via de la Plata", partant de Séville ... " Dure, dure route, aux très longues étapes, disait-il, sur un chemin désespérément rectiligne et désert :

_ " Sur sept cents kilomètres, je n'ai rencontré que trois pèlerins ... "

Il nous a quittés à la Croix-de-Fer, au point le plus élevé du parcours. Nous y étions arrivés sous la pluie, partis de Rabanal del Camino. Nous étions las : Aucun panorama. Nous avions traversé Foncebadon, village vide. Où était la Croix-de-Fer ? Elle nous est apparue telle que nous l'attendions : Une longue perche de bois toute tordue surmontée d'une croix de Fer tout aussi tordue ... Dérisoire ? - Emblématique ... Tout un symbole ! La Croix-de-Fer surmonte un énorme tas de cailloux, gros et petits ... Au cours des âges, nous l’avons déjà dit, chacun de ces cailloux a été déposé par un pèlerin qui l'avait apporté de chez lui. Jan, le Hollandais a été chargé par un groupe d'amis de déposer là trente-deux petites coquilles, autant qu'il y a de personnes dans le groupe d'amis... Le questionner pour en savoir plus sur les motivations profondes des uns et des autres aurait été indiscret sans doute ... Mais il faut se souvenir que ce que le pèlerin dépose là, l'ayant apporté de chez lui, c'est le lot de ses soucis, de ses problèmes, des difficultés qu'il a connues... Tout ce qu'il était avant d'arriver jusque-là ! ... À la Croix-de-Fer, le pèlerin fait peau neuve, se défait de son passé et repart vers un autre avenir, riche de ce que le Chemin lui a apporté. Cela vaut bien la consultation d’un « psy », non ?

C'est donc une démarche qui s'oriente vers l'avenir et non pas vers le passé. Le pèlerinage, ce n'est pas la visite à la cathédrale de Santiago, c'est le Chemin lui-même ... Et le Chemin ne s'arrête pas à Santiago, il n'a pas de fin ... C'est un personnage neuf qui suivra l'étoile et cette étoile l'accompagnera durant toute sa vie nouvelle ... Où est la "ringardise" ? - Il n'est peut-être pas innocent de constater, je l'ai déjà dit, que ces pèlerins, rencontrés au mois d'avril, étaient pour la plupart des ingénieurs, des médecins, des cadres ... Il y a là une démarche avertie ... On est loin d'un pèlerinage de gueux !

J'ai rencontré des Français en grand nombre, des Anglais, des Hollandais, des Allemands, un Norvégien, un Suédois, et j'ai pensé que c'était l'Union de l'Europe qui réussissait, d'autant que les deux derniers étaient de hauts fonctionnaires au Conseil de Bruxelles ... Mais aussi une Japonaise, des Brésiliens, des Argentins...

Tu as déposé ton caillou blanc, "Nathanaël" ...Va droit devant ! Tout le reste est anecdote. Mais peut-on taire l'anecdote ? Nous avons vu des "pèlerins charters", débarquant des autobus et des avions ... Comment ne pas évoquer les "pèlerins boys scouts" ?

*
***
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LA SIERRA DEL PERDON



D’où vient le vent ?
Où va le temps ?
Le temps
Le temps
Le vent
Sur le ciel blanc à force d’être bleu
Un vautour crucifié
Glisse sur son orbite immuable
Les blés Jeunes encore
Montent au flanc de la colline
Soleil Roi
Moulins d’acier
Brassant le vent
Rythmant le temps
Lentement
Sifflant




Il est bien vrai que personne ne m’attendait ni rien. Je ne crée ni les êtres ni les choses
Je leur donne parole
Je les montre du doigt
Le temps ne fait qu’agiter les bras
Silhouettes de tôle noire
Un homme et son âne
Une femme et son enfant
Un chien qui suit derrière
Ils vont vers le couchant
Lentement
Si la lèpre rouge de la rouille ne ronge le fer ... Demain
Après-demain
Cette nuit Là ...
Serait-il mortel lui aussi Le temps ?




*
***
*




MADRID




Nous sommes tous Madrilènes
Et me voici
Devant la gare d'Atocha
Flaques brunes
Sang séché
Non pas de toros bravos
Mais de tendres chevreaux
De lourds engins brassent des décombres
Madrid mutilée encore
Écorchée
Déchirée
Écartelée
Ô Madrid !
Les poignards
La mitraille
Les obus
Les grenades et les bombes
Mais les voitures s’engouffrent
Dans l’avenue vers la Puerta del Sol
Tout comme hier
Et avant-hier
Les trains courent encore
Un jeune homme boit son café
Les belles employées
Vont à leur travail
Pressées
Des pelles creusent des tranchées
Les maçons s’affairent aux échafaudages
Les jardiniers ratissent Les allées du Prado
Ô Madrid ! J’ai rendez-vous avec Vélasquez
Et Francisco Goya
Je rendrai visite à Juan Gris
Et Picasso
Nous sommes tous Madrilènes
Ô Madrid !
Madrid qui ne dort pas Chante la nuit
Le jour travaille





SÉVILLE



Au bassin du jardin de l’Alcazar
Sous les feuilles du jasmin
Une orange a glissé
Elle a doré l’écaille
Des carpes centenaires
Voici qu'en haut du minaret
Éclatent tout à coup
Silencieusement
Au premier coup de midi
Douze quartiers écartelés
Gouttes de métal fondu
Semé de pâquerettes
Le fleuve tremble un peu
Les ocres et les jaunes des façades
Ont épongé leurs ombres
Les calèches luisent
De leurs cuivres et de leurs cuirs
Douze quartiers d’orange
Dardent des flèches d’or
À l’aplomb de la Giralda

Ce soir l’orange roulera
Rouge sang
Rouge sera le fleuve, rouge ...
Ô Séville !
Ô le parfum des orangers !
Le Guadalquivir saigne
Devant la Plaza de Toros







MERIDA


Ô Merida !
Plus connus le Douro et le Tage
Mais la Guadiana ...
Soixante arches d’un pont deux fois millénaire
Les appels d’un aurige levant haut la mèche du fouet
Galops
Hennissements vainqueurs et glorieux
Marchands de volailles
Porteurs d’outres luisantes
Vendeurs d’échalotes et d’oignons
Lourds fardiers chargés de poutres
Ou de pierres taillées

Place ! Place !
Olifant
Grelots et sonnailles
La ville est fière derrière ses murs
Odeurs de fleurs d’orangers
Place ! Place !
Aux multiples bras du fleuve Guadiana
Les pas précautionneux des cigognes
Jambes haut levées
Leurs nids craquettent
Sur l’aqueduc
Au sommet de chaque pilier rompu

Au bout du pont des Romains
La forteresse des maures
Ville fraîche
Ville blanche
Après des kilomètres rouge sang
Au long des vignes accroupies
Frétille la feuille de l’olivier
Nous irons flâner près des palmiers
La fontaine chante sur la place d’Espagne
Des patriciens en toges de lin
Passent sous l’arche de Trajan
Allant vers le Musée cathédrale
Où sont les statues et les bustes
Vivants encore
Les fiasques et les verres
Et les mosaïques aux poissons
Nous entendrons monter les vivats
Les trompettes sonner
Résonner les gongs et les tambours
Les lyres et les cistres chanteront
Lions et tigres rugissent
Dans l’arène de l’amphithéâtre
Et devant les gradins du théâtre voisin
On chante les fastes d’Hadrien
Merida !
Je veux m’asseoir encore une fois
Devant les colonnes du temple de Diane
Je retournerai le sablier
Mais le temps ne suspendra pas son souffle
Merida !
Les jours passent
Tu creuses et tu fouilles
Mais le temps ne reviendra pas.








« ON RACONTE ENCORE, SIRE, Ô ROI BIENHEUREUX, QUE SINDBAD DE LA MER, À LA VUE DU GIGANTESQUE OISEAU, SE RAPPELA UN RÉCIT QUE LUI AVAIENT FAIT JADIS DES VOYAGEURS ET SELON LEQUEL IL EXISTAIT SUR CERTAINES ÎLES, UN OISEAU NOMMÉ ROKH, TELLEMENT ÉNORME QU’IL POUVAIT SOULEVER UN ÉLÉPHANT ET NOURRIR SES PETITS DE SA CHAIR. »