DES PETITS CAILLOUX, CHAPITRE III


« ON RACONTE ENCORE, SIRE, Ô ROI BIENHEUREUX, QUE SINDBAD DE LA MER, JETÉ DANS LES FLOTS APRÈS LE NAUFRAGE DU BATEAU, SE CRAMPONNA À UNE POUTRE DE LA MEMBRURE, AVEC QUELQUES AUTRES MARCHANDS … »







LE CORAIL




Sur son île, qu'il n'avait jamais quittée tout au long de sa vie, un vieillard, un jour, riait : Pendant sa longue existence, il en avait vu, des nouveautés surprenantes ! Il avait souvenir encore des longues expéditions sur les sentiers de montagne pour quêter, entre les arbres et les arbustes, tantôt un régime de bananes, tantôt des oranges, ou bien encore des goyaves ...

Il avait mémoire encore des simples abris de palmes tressées qu'un coup de vent suffisait à emporter. Il gardait le souvenir des longues journées et des effrayantes nuits que l'on passait à pagayer, pagayer, pagayer ... assis dans une pirogue qui n'était guère qu'un tronc d'arbre creusé. Pour voiles, on se servait de nattes de pandanus. Pour se guider, on regardait les étoiles. Il avait connu le culte des dieux et le culte des morts ... et le culte des dieux qui dévoraient les vivants et les morts !

Le vieillard riait, assis à l'ombre d'un manguier. Il avait vu arriver les grands bateaux à voiles et puis ceux qui naviguaient sans se soucier du vent, soufflant la fumée. Certains, même, ne fumaient plus qu'à peine et il semblait que, de leurs cheminées, ne s'échappait plus que la fumée des cuisines. Des flancs de ces gros navires en acier, de longs bras articulés peints en jaune ou en gris extrayaient des colis, des paquets, des boîtes ... et même des réfrigérateurs et des automobiles.

Lorsqu'un navire était à quai, une foule en descendait, hommes et femmes pâles, court-vêtus, les bras et le dos rougis. On leur vendait des coquillages et des fruits, puis ils repartaient vers d'autres îles. Les colis restaient là, et les réfrigérateurs et les automobiles. Le vieillard avait vu construire des routes. Il avait même vu construire une piste, sur laquelle étaient venus se poser d'immenses et étranges oiseaux, métalliques eux aussi.

Un jour, le vieux vit arriver du fond de l'horizon un monstre qui lui parut hallucinant ... Cela flottait, et c'était donc un bateau peut-être ... Cela n'avançait pas très vite, à dire le vrai, mais cela avançait ... Cela fumait. On reconnaissait difficilement la cheminée, perdue au milieu de structures métalliques étranges : bras, tentacules, échelles antennes, pinces, mandibules ... Et même des yeux à facettes ! Un monstre sorti des enfers !

Quand il s'arrêta, tout près de l'aéroport, à une encablure des rochers, il eut des comportements inquiétants : avec des jets de vapeur, des sifflements, des chuintements, des crachotements, sur un fond de grognements rauques, entrecoupés de sonneries stridentes, le monstre faisait jouer ses appendices et les éléments de sa carcasse. Les vérins coulissaient, les palans tournaient, des vis énormes descendaient dans la mer.

Le vieux n'avait pas peur. Tout au long de son existence, il avait assisté à bien d'autres spectacles ! Il avait contemplé bien d'autres sorcelleries ! C'était encore un nouveau tour de la Technique ! Le vieux ne s'était pas trompé. La drague, car c'en était une, se mit à ronger le récif de corail, sous les eaux. Elle le broyait et rejetait par d'énormes tuyaux une innommable bouillie blanchâtre, épaisse. Elle rongeait à bâbord. À tribord, on remblayait ... Rien de moins !

La drague était en train de creuser d'un côté pour remblayer de l'autre. Au bout de quelques heures, le travail avait pris forme. Au bout de quelques jours, les remblais se seraient allongés. On ne jetait pas la montagne dans la mer, on creusait le rivage pour construire dans le lagon des terrains plats !

Le vieillard avait compris. Nullement effrayé, il se mit à somnoler. Il finit par s'endormir pour de bon. Il ignorait, et je l'ignore aussi, depuis combien de temps il dormait lorsqu'il s'aperçut qu'une chose étrange était en train de se produire

... C'était la nuit. Tout l'équipage de la drague avait débarqué, allant sans doute s'engouffrer dans quelque hôtel ou dans quelque bar. Une lanterne restait allumée dans les superstructures. Il n'y avait plus personne à bord. Et puis tout à coup, Marco Polo … (C'était le nom de cet engin qu'on hésite à désigner sous le nom de bateau ... ) Marco Polo eut un frisson, un long frisson qui courut tout le long de sa coque. Pas de doute, de lui-même, tout seul ... il prenait vie ! Des vérins qui coulissent, une respiration qui devient de plus en plus profonde, qui halète un peu ... Des câbles qui s'enroulent, des tuyaux qui se déroulent, la vapeur qui gicle, un sifflet qui retentit, des pièces qui s'articulent et se désarticulent ... Qui a largué les amarres ? Marco Polo s'ébranle ... Marco Polo s'enfonce ... Marco Polo disparaît sous les flots ! On ne le voit plus, on ne l'entend plus ! Il est parti en entraînant derrière lui tous ses câbles, tous ses tuyaux ! Rien. Il ne reste rien sur le rivage, auprès des rochers ...

L'eau s'était agitée un peu. Elle s'est calmée très vite. On voit seulement un nuage de corail broyé en suspension dans la mer. Il se développe, enfle, s'étale à la surface, blanchâtre, dévorant le bleu de l'océan : Marco Polo continue à ronger tout ce qu'il rencontre sous la mer !

Un avion passait par là, cherchant le terrain sur lequel il aurait dû se poser ... Il n'y avait plus de terrain ! Il lança l'alarme. Ce fut lui qui, le premier signala ce gros nuage en suspension dans l'océan, grisâtre, et qui allait en s'étalant. Il est vrai qu'à ce moment précis, les riverains commençaient à s'apercevoir qu'une étrange matière recouvrait leurs plages, leurs rochers et leurs récifs. Tout ce qui était vivant en ces endroits mourait ou était mourant ... Tout, absolument tout : les poissons, les coraux, les coquillages, les crustacés, les mollusques ... Cette bouillie qui se déposait asphyxiait toute vie. Les oiseaux eux-mêmes disparaissaient, faute de trouver encore leur nourriture dans les creux des rochers. Et puis, et puis ...

Le vieux sentit le sol trembler sous son corps allongé ... La drague invisible était en train de dévorer l'île même où il se trouvait, tout au fond, sous les flots ! Combien de temps lui faudrait-il pour creuser la grotte, l'énorme caverne dans laquelle tout allait s'abîmer ? Ce fut alors que le vieux s'éveilla. Il en tremble encore ! C'est lui qui me l'a avoué, lui-même, que j'ai rencontré à l'endroit où nous nous trouvons en ce moment et où je suis en train de vous raconter cette histoire.

Le vieux se réveille ... Marco Polo est là, bien amarré, tout est calme, une lumière brille dans les mâts. Le vieux repart chez lui en passant par la plage. Il songe... Quel gigantesque "Marco Polo", immergé depuis des siècles sous l'océan ... Quel gigantesque "Marco Polo", invisible, têtu, obstiné, a bien pu broyer toutes ces coquilles, toutes ces roches, dont sont faits les sables de la plage ? Sans doute poursuit-il toujours son ouvrage ... Comment expliquer autrement que chaque vague apporte, encore et toujours, sa charge de sable sur la plage …







*






DES OISEAUX




Comment imaginer le bonheur sans un arbre, sans les feuilles, sans les fruits, sans les fleurs, sans les oiseaux ? – Jean Ferrat a chanté cela. Ici, les arbres portent de petites fleurs blanches et tout à la fois les coupes des tulipiers, les pompons des dahlias, les roses en bouton et les roses épanouies, les longs cornets des droséras, les flammes des glaïeuls, les houppes des coccolobas ou « raisins-bord-de mer ». Les feuilles sont graciles et roses ou bien larges et luisantes ainsi que celles des magnolias. Comment imaginer plus pure merveille que la miraculeuse ébénisterie de la pomme du mahogani, ses graines ailées logées entre les écailles qui s'ajustent et s'emboîtent? ...

L'air sent la cannelle, la giroffle, le cèdre et le mimosa. Il faut imaginer des rameaux chargés tout à la fois de sapotilles, de prunes et de pommes, de mangues, de cerises, de letchis, d'oranges, d'abricots et de noix ... La brise dans les branches et dans les feuillages joue des musiques très douces. À cinq heures, dans l'après-midi, on tape dans ses mains, vigoureusement, comme pour appeler quelqu'un. Le bonheur alors se complète.

Il arrive très vite, dans un froissement de rouges et d'orangés. Centaines d'ailes qui battent. Centaines d'oiseaux, cousins des serins, libres, venant nous voir car tel est leur bon plaisir, nous faisant la grâce d'une visite. Vous leur lancez deux poignées de riz sur la terrasse. Ils se posent avec de petits cris de joie.

Joie ... C'est la joie qui bat des ailes, écarte les queues en éventails, déplie les petites pattes, ouvre les doigts. La plupart de ces oiseaux sont rouges, avec le ventre dans les tons orange vif. Certains ont la plume verdâtre, d'autres, plus rares, sont tout à fait jaunes comme les canaris de vos volières. Ils viendront picorer jusque dans le creux des mains, lestes, prompts, attentifs. Habituellement ils vont en bandes et on ne les voit venir qu'en fin d'après-midi. Il arrive souvent pourtant qu'un vieux mâle vienne se poser sur ma fenêtre aux heures les plus chaudes. Il rentre dans la cuisine. Il est chez lui. Sur la table, il sait qu'une tranche de pain a été disposée à son intention. Je n’en jurerais pas, pendant que je le photographie ... Je crois bien qu'il n'attendait que ça !

À cinq heures, les serveuses du restaurant de l'hôtel commencent à disposer les couverts et à préparer le buffet libre-service. Les oiseaux sont là, perchés sur les dossiers des chaises. Dès que les dos seront tournés, ils viendront planter leur bec dans la chair des papayes et autres fruits ... Couvrez, couvrez les plats et les mets qu'ils contiennent, les oiseaux arrivent ! Ils sont là, pendant le repas, prudents, mais néanmoins effrontés assez pour demeurer à faible distance. Ils font le bonheur des convives. Dès que les chaises ont été tirées, ils se reforment en vol serré et ils se posent sur les tables. Le bonheur est là. Les arbres sont toujours verts. Il y a toujours quelque part quelque fleur épanouie. Il y a toujours, pendu à une branche ou à une autre quelque fruit à peau de velours ou à peau de cuir.

L'air sent le patchouli, la vanille, la cannelle, la girofle. Il y a des centaines d'oiseaux qui pépient en battant des ailes, des oiseaux libres et sans crainte ... Le bonheur selon Saint François d'Assise qui parlait aux oiseaux ! ... C'est tout près de la ligne équinoxiale, c'est aux îles Fortunées, c'est aux îles Bienheureuses, c'est aux îles Saint Brendan, aux îles d'Ophir, aux îles du Brazil, c'est aux Seychelles, les îles d'or, d'émeraude et de saphir! ...







« ON RACONTE ENCORE, SIRE, Ô ROI BIENHEUREUX, QUE SINDBAD DE LA MER, APRÈS S’ÊTRE ENTENDU AVEC LE CAPITAINE ET AVOIR LOUÉ UNE PLACE À BORD, QUITTA L’ÎLE AVEC SES NOIX DE COCO ET TOUT SON BIEN … » LE SABLE BLOND LES SABLES D’OLONNE







LE GOÉLAND


… Brume sur le port. Gerbes de pavillons qui dansent : coquelicots, boutons d’or … Une corne mugit doucement, plaintivement. La « Marie des Lys » dort. Au bord du quai, un amateur remonte son carrelet : Un crabe … Je ne sais s’il vit ou s’il est mort.

-« C’est un crabe enragé" lance un gamin qui passait par là.

-« Mouettes, gris et goélands » …

Souvenirs scolaires … Ils sont quatre : deux blancs et deux gris, là, à portée de main. Trois daignent ouvrir les ailes. Ils s’envolent.

-« Regarde le quatrième ! Pauvre bête ! Il traîne à la patte un morceau de bois attaché au bout d’un fil de nylon. »

-« Mais non, regarde mieux : il se tient sur une seule patte. La deuxième est liée à la première … Pauvre bête ! Le fil de nylon a fait un véritable garrot. La patte est atrophiée : On n’en voit plus que l’os. Moignon de cuisse boursouflé, cicatrisé pourtant».

L’oiseau semble en parfaite santé. Il nous suit de son œil rouge. J’esquisse un geste, il se laisse tomber du quai, au ras de l’eau, il ouvre les ailes et part en jetant un long cri.
Oiseau martyr !

Hier, au bout de la jetée, tout près du musoir … La lumière sur la mer : On l’eut saisie à pleines mains, telle une poudre d’or ! Brume sur le port ce matin … Sur le bitume, le train des voitures automobiles, doucement, lanternes allumées.







« LE LENDEMAIN, IL SE LEVA, FIT SA PRIÈRE DU MATIN ET REVINT CHEZ SON HÔTE AUQUEL IL SOUHAITA LE BONJOUR … ON PARLA, LA TABLE FUT SERVIE ; ILS BURENT ET MANGÈRENT AVEC BEAUCOUP DE PLAISIR ET DE JOIE. À CE MOMENT LE MAÎTRE DE MAISON ENTREPRIT DE CONTER SON SIXIÈME VOYAGE … »





LE BASALTE







Les archipels polynésiens sont composés de deux sortes d’îles très différentes, bien qu’à l’origine, elles aient toutes été des îles volcaniques et que, par conséquent leur roche-mère ait été le basalte. Mais on explique leur aspect actuel par l’enfoncement des volcans éteints sous leur propre poids.

Certaines se dressent très haut au-dessus des flots ; elles sont souvent ceinturées par un récif de corail frangeant ou non, qui peut former lagon. D’autres se sont enfoncées plus profondément : On ne voit plus la montagne volcanique, ne reste plus que la ceinture de corail, qui croît au fur et à mesure de l’enfoncement. Le corail, alors, est seul apparent et forme les atolls, anneaux improbables aux sols d’une blancheur éblouissante sous le soleil. Seuls des cocotiers y poussent.

Sur l’île de Tahiti … L’île mythique qui a fait rêver tant de gens … J’ai ramassé un galet. Il est là, rond, galette grise d’une vingtaine de centimètres de diamètre, vaguement luisant, lourd. Je l’ai gravé. J’ai utilisé pour cela un outil miniature : une petite perceuse équipée d’une tête rotative en diamant … Au fond, on peut comparer le travail que permet cet outil à celui d’une « roulette » de dentiste … J’y ai usé trois têtes de diamant. Le basalte est dur !

Le résultat est une œuvre barbare : l’esquisse d’un visage, encerclée d’un beau noir poli d’où rayonne un soleil. Cela pourrait passer pour de l’art primitif, mais c’est complètement étranger à l’art polynésien. Mes amis me demandent d’où vient ce caillou.

Il me souvient que, dans l’une des Îles Sous-le-Vent, très précisément à Raïatea, un artisan nommé Dubois gravait le basalte. Il était outillé, lui, et il taillait des pierres pour en faire des colliers, des chatons de bagues, des broches : Pierre noire, luisante, lisse et polie, d’un grain serré et uni … Un basalte assez particulier, sonore quand on le frappe, comme le diapason d’un musicien. Ce basalte-là ne se trouve qu’au cœur des cheminées des anciens volcans.








LE CINQUIÈME JOUR






Dieu dit encore :

-" Que les eaux grouillent d'une foule d'êtres vivants, et que les oiseaux s'envolent dans le ciel au-dessus de la terre ! "

Dieu créa les grands monstres marins et toutes les espèces d'animaux qui se faufilent et grouillent dans l'eau, de même que toutes les espèces d'oiseaux.

Je n'étais pas encore là, mais j'ai dû arriver presque aussitôt. Mon bateau filait entre deux îles passementées de velours vert. L'océan était d'un bleu digne de teinter le manteau de la Vierge, avec des ornements d'émeraude et de myosotis. Le ciel était sans nuage et le soleil jetait des sequins d’or par milliers dans la mer. À l'arrière, nous traînions des lignes qui s'enfonçaient obliquement dans l'eau. Il n'y avait pas de vagues. Le calme le plus absolu régnait alentour.

_" Que tout ce qui vit dans l'eau se multiplie et peuple les mers et que les oiseaux se multiplient sur la terre."

Il a dû se passer quelque chose comme ça. Le moment est inoubliable. Nous avions pénétré dans un nuage d'oiseaux : Ces nuages signalent la présence des poissons. Une ligne de traîne s'était prise dans l'hélice. Le moteur s'était tu. En quelques secondes nous nous trouvâmes au sein d'une bouillonnante marmite. Froissements d'ailes et de plumes en tous sens par milliers, frôlements, gifles à peine évitées. Agitation d'éventails blancs, blancs et noirs, noirs, montant, descendant, en piqués, en flèches, en foules. Cris, cris agressifs, cris de rage, cris avides, cris délirants. Becs rouges, becs noirs, becs bleus, roses ou blancs, becs durs, acérés, pointus, crochus, tranchants, poignards, dagues, crocs, grappins et crochets. Assauts de becs, de plumes, de cris, de pattes écailleuses, de griffes et d'ongles. Quelques oiseaux, et non des plus petits, se prenant l'aile dans nos lignes et tournoyant ... Au-dessus, très haut, d'autres oiseaux très noirs planant et décrivant des cercles ... Millions de flèches d'argent jaillissant de la surface de la mer, sautant, bondissant, rejaillissant, ricochant. Ardeur frénétique essayant de mordre dans la vie, essayant d'échapper à la mort. Millions d'anchois ou de sardines comme autant d'escarboucles, d'étincelles, bleu métal, argent, vif-argent.

Sous les anchois les grandes ombres vertes des grands thons pélagiques. Il y a du carnage en cet endroit : oiseaux et thons, les uns au-dessus des autres, puis mêlés les uns aux autres, car les uns plongent tandis que sautent les autres. Ils sautent très haut les grands poissons, ardents, vifs, bondissants, se tournant sur le flanc puis retournant à leur élément, se croisant, croisant les oiseaux et les oiseaux les croisant. Dessous, encore plus profond que les thons, passent les grands squales, torpilles brunâtres ... Et la mer se tinte de sang là où quelque requin a réussi à décapiter un thon. Ils pèsent bien soixante à quatre-vingts kilos, les grands thons, et chaque squale sans doute, plus de cent kilos. Flèches, pluie de dards, lames, étincelles de vie frénétiques, jaillissements, bonds, cris de désir, cris d'angoisse, cris agressifs, nageoires, queues, ombres décrivant de larges orbes. Cris frénétiques de frayeur et d'ardeur, faim, faim de vie. Cela dura un instant puis tout disparut. ...

-" Le sixième jour, Dieu créa les animaux qui peuplent la terre. Le sixième jour encore, il créa les êtres humains à sa propre ressemblance . Il les créa homme et femme."

Après un tel spectacle, il faut un très long moment pour retrouver ses esprits, redescendre sur la terre. Il faut longtemps aussi pour redescendre sur le banc de son bateau.

En mille neuf cents quatre-vingt cinq, si mes souvenirs sont bons, une pirogue double construite à l’ancienne, baptisée Hokulea, franchissait à la voile, venant de Tahiti, la passe de Raïatea, repartait vers les îles Cook, puis vers la Nouvelle Zélande, qu’elle atteignait en parfait état. Il est bien regrettable qu’après son retour, on l’ait laissée pourrir à côté du musée. Elle méritait mieux que cela, et l’exploit aussi.

Quelqu’un a dit que la Polynésie “entrait dans l’avenir à reculons.”

Méchante langue ! Ce quelqu’un voulait sans doute dire que les Polynésiens semblent avoir plus envie de réinventer leurs racines que d’aller de l’avant ?

Une seconde pirogue double est en construction sous un hangar, taillée dans le cèdre de la Californie. Ses bordés sont cousus, à la manière d’autrefois. Les capitaux engagés sont américains. On prie pour qu’on ne la nomme pas “Coca-Cola” ... Mais qu’aurions-nous à redire, nous qui baptisons nos bateaux “Paul Ricard” ou “Fujicolor” ?

Les Polynésiens ont raison d’honorer leurs ancêtres : Ils ont été les plus hardis navigateurs de l’histoire des hommes.

-“Ils arrivaient aux îles avec leurs dieux, leur langage et leurs cochons ...”

Pourquoi leurs actuelles pirogues ne s’appelleraient-elles pas, elles aussi, “Bagages Superior” ou “Fleury-Michon” ?

On dit que ces pirogues, qui pouvaient transporter des groupes entiers, allèrent jusqu’aux glaces de la Terre-de-Feu et, de l’autre côté, jusqu’à Madagascar ... Mais cela ne me dit toujours pas si les Polynésiens ont peuplé l’Amérique du Sud ... Pourquoi pas ? Il y a des arguments en faveur de la thèse ...






LE TOURISME






À Bora-Bora, l’île la plus vantée de Polynésie, l’hôtellerie commence à souffrir, paraît-il. Pourtant, l’île a des atouts indéniables : Elle est fréquentée par les Américains, qui l’ont occupée pendant la dernière guerre puisqu’ils avaient là une base arrière pour leurs opérations dans le Pacifique. Ils se souviennent de Bora-Bora comme d’un séjour idyllique, faisant contraste avec les dures batailles des îles occupées par les Japonais ! Ce sont les Américains qui ont construit ici la première piste pour avions gros-porteurs. Les avions de ligne ont été tenus de se poser à Bora-Bora pendant de longues années. On montait ensuite dans un hydravion pour gagner Papeete ...

L’île est à portée de dollars ... Encore que ... en ce moment ! Mais les pavillons de bambou, couverts de feuilles de pandanus ont bien de l’attrait, d’autant qu’ils sont construits sur pilotis, dans un lagon qui est une merveille ! La montagne est monobloc : un piton basaltique reconnaissable entre tous et qui a pour nom Otemanu, ce qui signifie “l’oiseau”. Il fait assez chaud, pendant toute l’année, pour que les plages soient plus fréquentées que la montagne. L’île est fleurie. On vous fleurira aussi. On y a tourné des films célèbres, dont “Hurrican”, qui en a fait l’éloge. On a conservé une partie du décor de ce film, devenu illustre.

Les Japonais fréquentent beaucoup Bora-Bora ... Faudrait-il dire ”fréquentaient” beaucoup? Des lignes aériennes directes reliant la Polynésie à l’Empire du Soleil levant assurent le remplissage des hôtels. Les Japonais viennent beaucoup à Bora-Bora en voyage de noces. Mais qu’en est-il, aujourd’hui, en ce qui concerne le “remplissage” ? Une loi, adoptée par le Parlement français a créé des conditions fiscales d’exception pour les investissements dans les Territoires et les Départements d’Outre-Mer. Cette loi a surtout favorisé l’extension des flottilles de bateaux, à voiles ou à moteur, ce qui a créé des emplois, bien sûr ... Encore que ces flottilles soient très loin d’être utilisées à plein temps ! Les investissements immobiliers ont été également défiscalisés, ce qui a permis d’accroître les possibilités d’accueil de l’hôtellerie Polynésienne. Les investisseurs ont tout de suite vu les bonnes affaires et l’on en connaît auxquels ces investissements ont permis de ne payer aucun impôt sur le revenu. On commence à s’en préoccuper ... Mais on pourrait parler, même, d’un afflux d’abus tel que bien des investissements ont été défiscalisés alors même que leur réalisation est demeurée tout ce qu’il y a de plus virtuelle.

Est-ce la raison pour laquelle, il y a quelques années, on pouvait voir à Bora-Bora, tout près du débarcadère, sur une pente de la colline, dominant les bleus, les violets et les verts du lagon, des traces de gigantesques travaux demeurés inachevés, abandonnés? De larges saignées dans la terre rouge, des terrasses comme autant de blessures non cicatrisées, des bungalows, dont certains presque terminés, les rails d‘un funiculaire pour éviter aux pensionnaires de l’hôtel d’avoir à gravir les pentes ... Je crois bien, même que les installations pour motoriser ce funiculaire avaient été construites ... Tous ces travaux sont restés en plan. C’est là, pourtant, que devaient s’élever les installations d’un grand hôtel de luxe de la chaîne Hyatt. En a-t-on fait quelque chose depuis mon départ ? Peut-être, après tout, cette construction virtuelle n’était-elle qu’une opération de défiscalisation ? Ou bien peut-être la chaîne hôtelière en question avait-elle senti qu’à force de construire des hôtels sur la même île, on pouvait arriver à saturation ? ... D’autant que le prix du voyage s’ajoutant à celui de la pension ! D’un autre côté, le touriste ayant fait un séjour d’une semaine à Bora-Bora, au-dessus du “Plus-Beau-Lagon-Du-Monde” s’est fait un superbe souvenir qui restera l’un des plus beaux de sa vie ! Ô fantasmes !








UN ATOLL POLYNÉSIEN




Des atolls, il y en a qui sont tout petits. Vus d’avion, on dirait qu’un ange a laissé tomber une alliance sur l’eau. L’île Maria, quand on va vers l’archipel des Gambier, est un anneau parfait. Son lagon est versicolore. De temps à autre la goélette mouille son ancre près de chaque atoll pour embarquer la récolte de coprah. Si l’océan est trop profond pour qu’on puisse y mouiller une ancre, le bateau fait des ronds dans l’eau pendant que les chaloupes font le va et vient.

J’ai souvenir d’un agent payeur chargé des rémunérations des fonctionnaires insulaires : La chaloupe ayant chaviré, il s’était retrouvé à la nage et la mallette au trésor était partie par deux mille mètres de fond !

Mais sur ces petits atolls, il n’y a pas de résidents permanents. On n’y vient que pour la récolte. L’atoll dont je vais vous parler est tout petit, mais il est habité toute l’année et ceci depuis longtemps. Il y a eu deux familles, installées ici depuis des lustres et des lustres. L’une demeurait à l’extrémité sud de l’atoll, l’autre à l’extrémité nord. Je ne connais pas l’histoire de ces deux familles, toujours est-il que le temps a passé ... Il ne reste plus, au sud, qu’une vieille dame, seule, bien vieille. Au nord, il ne reste plus qu’un vieillard, bien vieux. Il faudrait connaître leur histoire pour savoir pourquoi ils sont fâchés : Ils ne se parlent plus, ils ne se voient plus, ils ne se rencontrent plus ... Et il n’est pourtant pas facile de s’éviter, sur un atoll si petit ... Il faut y mettre du sien!

Bien entendu, sur l’île, il n’y a pas d’eau, pas plus que sur toutes les îles ... Il y a une ancienne citerne en béton, que les hommes de La Légion Étrangère ont construit, il y a longtemps ... Du temps où les deux familles n’hésitaient pas à se rencontrer. Cette citerne collecte les eaux de pluie, qui ruissellent sur son toit de tôles. Il manque d’ailleurs des tôles : Elles ont rouillé et puis le vent les a plus ou moins arrachées, un jour où la rude halène d’un cyclone a soufflé.

Le vieux, la vieille, vont jusqu’à la citerne, quand ils ne peuvent pas faire autrement. Mais alors, qu’il s’agisse du vieux, qu’il s’agisse de la vieille, on emmène le chien avec soi. Car il y a un chien sur l’île : Un grand diable de chien efflanqué. C’est le seul qui n’a pas été mangé (Si, si, on mange les chiens !). Il n’a pas été mangé parce qu’il rend des services : Quand on va jusqu’à la citerne, on emmène le chien. Il fréquente indifféremment l’un et l’autre des habitants et, semble-t-il, il n’a rien à faire de leurs vieilles querelles. Mais quand on va à la citerne ... Si “l’autre”y est déjà, le chien se met à japper. On sait alors que ce n’est pas le moment d’y aller ! Quant à sa nourriture ... Quand il ne pêche pas assez de poissons sur le récif, (car les chiens savent pêcher dans les reflux!) il fait le chemin entre le Nord et le Sud, le chemin qui est sa trace et n’est rien d’autre que sa trace : C’est lui qui assure la seule liaison entre la vieille et le vieux ! Et cela fait des années que cela dure ! Ne me demandez pas le nom de ce petit atoll, je l’ai oublié. Je le regrette. Les deux vieillards sont-ils toujours là ? Et le chien ?








L’ÎLE DE PÂQUES






L’île de Pâques dans l’après-midi, jointe par avion alors qu’il eût fallu sans doute la gagner par les voies maritimes, l’espérer longuement … L’île de Pâques : rien ! Rien de rien ! Très petite terre pelée, rouge. Quelques endroits plantés d’arbres, collines rases, rares toitures de tôles rouillées, baraques de l’aéroport : Quatre box ou quatre personnes tiennent boutique, chacun une dizaine de cartes postales, pas plus, deux ou trois bois gravés , un collier de lapis-lazuli. Il semble qu’aucun des boutiquiers n’espère vendre quoi que ce soit.

La piste d’atterrissage est la plus longue du monde , construite par la NASA pour être la piste de secours des navettes spatiales. J’ai choisi de ne pas m’arrêter ici. On pourrait s’interroger sur les raisons de ce choix : Je poursuis aujourd’hui d’autres mythes. Au total, rien : Tristesse et abandon … Film américain, l’impression d’un fortin abandonné aux limites du désert. Un oiseau de pierre ou de béton sur un piédestal, deux hommes oiseaux enlacés : ce sont des faux en ciment, mais les passagers de l’avion en escale prennent tout de même des photos, bien sûr ! Une antique machine agricole abandonnée et qui rouille, des broussailles. Cinq à six vaches …

Au décollage, on mesure mieux l’étroitesse et le vide : Petit cratère, rempli d’eau verte qui forme une mare … Un alignement de Moaï, ces statues célèbres dans le monde entier : On l’aperçoit au bord d’une plage, dos tournés à l’océan. Adieu. Je ne repasserai que de nuit, sur le chemin du retour. Peut-être, de nuit, adhérerai-je plus étroitement au mythe ? … Il est des songes qu’il vaut peut-être mieux ne pas faire pénétrer dans le réel … Il me semblait ... Il me semblait que je me trouvais devant les alignements de Carnac. Il me semblait percevoir la loi qui ramène l’homme à lui-même, irrésistiblement. Se voulant Dieu, il a dressé la pierre. C’était au jour lointain ... Peut-être dès le premier jour ...

Depuis les îles britanniques jusque par-delà la Méditerranée, l’homme a dressé les pierres : Signes dont on discute, de civilisations dont on ne sait rien. Le rite est partout : stèles, obélisques, minarets, tours, statues, pyramides et clochers ... Et les coqs sur les clochers. Un jour de Pâques, des navigateurs égarés passent près d’une île montagneuse. Ils y découvrent des géants de pierre au regard éteint ... On en discute encore ...

Mais les géants, pour la plupart, sont couchés et la mémoire en a perdu le sens. Pour autant, on n’a pas fini d’élever des dieux. La prétention de l’homme est de vaincre la pesanteur ... Fût ce en expédiant des fusées dans les airs, ce qui n’est guère autre chose que de dresser des Moaï, des Menhirs ou des Stupas. Sur l’île de Pâques, on trouve aussi l’obsidienne : véritable verre naturel, d’un noir absolu, dont le brillant réjouirait sans doute Pierre Soutine. J’ai ramené de cette île un petit morceau d’obsidienne. C’était avec des lames d’obsidienne que l’Inca sacrifiait ses victimes !






UNE ÎLE CORALIENNE






… Makatea est une petite île complètement isolée entre l’archipel des Tuamotu, composé d’atolls, et les îles du Vent, volcaniques, qui incluent Tahiti. C’est sans doute un ancien atoll, mais il a été surélevé par des mouvements sismiques et l’île se présente maintenant comme une terre assez plate, une sorte de table dont les falaises s’élèvent bien à trente mètres de haut.

Tu arrives avec ta goélette, en labourant les flots, la plupart du temps. Mais le jour où j’y suis allé l’océan était calme, avec une houle profonde et longue qui donnait l’impression d’une respiration monstrueuse.

Makatea, tu la distingues depuis assez longtemps lorsque tu t’en approches : À cause de sa hauteur, tu la découvres à bonne distance, se détachant sur l’horizon. Déjà, cela la distingue des atolls que l’on ne découvre que lorsqu’on voit la tête de leurs cocotiers, tant ils sont bas sur les flots … Autant dire que tu ne les vois que lorsque tu as le nez dessus.

Nous arrivons par le Sud. Nous contournons Makatea pour nous présenter au point de débarquement. Là, surprise ... Un gigantesque insecte couleur de rouille s’est fixé en haut de la falaise. Il tend un bras immense au-dessus de l’océan. Tu avais beau avoir été prévenu, l’insecte et son bras, ses antennes : c’est impressionnant ! On se croirait au pays des extra-terrestres. Sous l’extrémité des antennes, tu amarres ton bateau à un coffre, qui se trouve là, ancré par deux mille mètres de fond. Le coffre est énorme, la chaîne qui en part pour s’enfoncer dans les flots est énorme elle aussi. On t’a dit que cette installation a été mise en place par la S.F.P.O. , autrement dit la Société Française des Phosphates d’Océanie. Elle a commencé à exploiter Makatea à partir de 1908 et n’a pas tardé à tirer de cette île 230.000 tonnes de phosphate par an. Conrad, Melville et Stevenson ont vanté les îles à guano ... Le guano, c’est un engrais que l’on utilise en agriculture. Il est le résultat de la décomposition des fientes d’oiseaux déposées pendant des siècles et des siècles. Le guano a fait la fortune de plusieurs aventuriers, de plusieurs sociétés. La S.F.P.O, avait son siège à Papeete, là où se trouve maintenant un hôtel, sur les quais. L’exploitation a commencé avec des ouvriers asiatiques, puis s’est poursuivie avec des ouvriers tahitiens.

Il y a eu peut-être un millier de personnes sur Makatea. Lorsque j’y allai, en 1968 ou 1969, l’exploitation avait cessé : Elle n’était plus rentable. Disons qu’il n’y avait plus de phosphate à Makatea. Les machines avaient tout extrait et les navires avaient tout emporté jusqu’en Europe dont les pratiques agricoles engloutissaient les engrais. Une fois amarrés au coffre, le bateau se balançant d’avant en arrière au gré de la houle, nous nous trouvions exactement sous le bras de chargement, tendu au-dessus des flots. Il était parcouru d’un bout à l’autre par un tapis roulant immobilisé. Des petits tas de phosphate restaient là, alignés, prêts pour alimenter les soutes des cargos. On eût dit qu’il y avait une panne, mais que tout allait se remettre en mouvement ! Pourtant, et c’était assez étonnant : Il n’y avait personne en vue. Personne en haut de la falaise, personne aux commandes des machines ... J’étais prévenu, mais tout de même... L’île était vide ou presque.

Je crois que l’on m’a dit qu’il y restait trois ou quatre habitants ! Devant nous, au pied de la falaise, il y avait une sorte de quai. Un plan incliné s’élançait de là jusqu’en haut des rochers, avec une pente d’environ trente pour cent ... Raide ! Sur ce plan incliné on voyait des rails et sur ces rails, bloquée tout en haut, une sorte de plate-forme qui pouvait, tirée par des câbles et par un treuil, glisser pour remonter les charges ou les descendre. C’est par là, par cette sorte de funiculaire, que se faisaient les approvisionnements en matériels, en matériaux et en vivres. Bien sûr, à cette machinerie, personne aux commandes. Depuis combien d’années tout cela était-il immobile? Nous montons à pied, par le plan incliné. Arrivés tout en haut, nous découvrons une locomotive, attelée à deux wagons, solidement assise sur ses rails.

Quelqu’un ... Quelqu’un qui est probablement le responsable de tout cela ... Pour nous faire plaisir, il a mis du fioul dans le réservoir de la locomotive : Il en reste dans les cuves. On n’a pas pris la peine de les vidanger avant de partir. Avant de partir ! ... Mais on n’a rien emporté, ou presque rien ! Non seulement il y a du fioul dans les citernes, mais, dans les ateliers intacts, les outils sont restés, prêts à servir. On croirait se trouver dans une ville abandonnée du Texas, du temps des cow-boys ou, bien avant, du temps des immigrés voyageant vers l’Ouest avec leurs chariots. Eux aussi ont exploité des mines, puis les ont abandonnées, laissant à leurs maisons les portes et les fenêtres ouvertes, les volets battant au vent. Ville de fantômes, ville intacte, ou presque, mais les bois de lits ont parfois été traînés dehors, on ne sait par quels pillards passant.

Voici l’atelier de menuiserie, la scie à ruban. Il y a encore un petit tas de sciures sous la lame qui luit. Un calendrier est accroché au mur, au-dessus de l’établi. Y sont cochées les dates auxquelles le menuisier a fabriqué un cercueil, deux, trois le même jour parfois ... Et l’émotion vous creuse le ventre. Les constructions sont toutes en bois. Certaines sont boîteuses, bancales. Les toits sont de tôles. Elles ont rouillé. Le vent, parfois, en a arraché des plaques. Il y a une église. Il y a une salle de cinéma, vides bien sûr. Tout un village qui a été actif, qui a vu des naissances et des morts, qui a entendu des prières et des lamentations, dans lequel a coulé la sueur des hommes, dans lequel se sont fait entendre sans doute les musiques de l’accordéon et de la guitare. Tout un village qui vivait d’espoir de jours meilleurs et d’espoir de retour au pays natal pour des jours heureux. On nous a promenés à travers le village dans les wagons du petit train. Nous avons parcouru toutes les rues, ou à peu près, et nous sommes allés sur les lieux d’extraction du phosphate : Tout le sol est chamboulé. Du corail, c’est un amalgame de trous et de bosses, de cavernes et de blocs de calcaire, coupants. C’est dans les trous, dans les cavernes, dans les interstices, que se trouvait le guano. On l’a extrait. Les creux sont vides. Imaginez une terre ou rien ne poussera plus, sauf quelques buissons où se distingue parfois une fleur d’hibiscus ( autrefois il y a eu ici une haie ). Le sol est d’un blanc grisâtre, creusé de trous, plus encore qu’une motte de gruyère, aux bords acérés. Tout est d’une sècheresse et d’une aridité inouïes : Le pire désert que l’on puisse voir, je pense. Même les maisons sont branlantes, certaines sont penchées, s’enfonçant dans les cavités, basculant sous l’action du vent. Terre désolée, terre vide, terre inhabitable pour toute l’éternité à venir. Pourtant, il doit rester quelques cocotiers quelque part : On m’a offert un crabe de cocotier naturalisé, gros comme un melon. C’est ce que l’on offre, ou ce que l’on vend aux navigateurs de passage ... On n’a plus que cela à offrir ...Peut-être aussi, à la saison, quelques oeufs d’oiseaux de mer, dont les marins sont friands.

Et je pense à ces îles, je ne sais plus lesquelles, ces îles qui ont vendu tout leur phosphate. Avec les revenus qu’ils ont touchés, on dit que les habitants ont investi en Australie, achetant des immeubles et des maisons ... Maintenant, il n’y a plus de terres chez eux ... Tellement de trous qu’ils n’ont plus qu’à quitter leurs îles pour aller habiter en Australie !

Tous ces bouleversements, les maisons vides et de guingois, les bois de lit exposés au soleil, les machines arrêtées, les balais rangés contre les murs, ce morceau de savon qui se dessèche sur un lavabo vide ... Le petit train ... Où sommes nous ? Mais je me suis aperçu que j‘étais le seul à méditer ! quelqu’un me disait : « Il ne faut pas rêver, tout cela s’est converti en biens de consommation qui ont amélioré le sort d’autres hommes, quelque part … » Oui … Quelque part ! … Peut-être !








MIGRATIONS ET LONGUES ERRANCES ...






Ils venaient du Pérou, avec les alizés dominants. Ou bien ils venaient des rives asiatiques ... Ils intriguaient, les Polynésiens ! D’autant que l’on savait que, pour leurs migrations, ils ne disposaient que de pirogues. Mais quelles pirogues ! Cook eut le bonheur de voir les dernières. L’une mesurait quarante-quatre mètres ! Pirogue double portant cent quarante-quatre rameurs et trente-neuf guerriers ! Depuis Wallis, tous les Européens ont cherché à percer le secret de l’origine des Polynésiens. On en a écrit, des pages et des pages !

Nous savons maintenant que leur point de départ est à rechercher du côté de l’Insulinde. Les migrations ont ricoché, au fil du temps, d’une île à l’autre, longeant les côtes de la Nouvelle-Guinée, le nord du Vanuatu, occupant les îles Gilbert et Ellice, gagnant Raïatea, aux Iles Sous-le-Vent au deuxième siècle avant Jésus Christ. Elles ont ensuite peuplé les Marquises, puis, au septième siècle, sont reparties vers les ïles Hawaï et la Nouvelle-Zélande. Sans compas ... Cela laisse pantois ! Les Maoris atteignaient l’île de Pâques au douzième siècle, à plus de dix mille kilomètres de leur lieu d’origine ! À la même époque, les Croisés se préparaient à traverser la Méditerranée pour aller délivrer le Saint-Sépulcre !

Thor Heyerdahl a voulu démontrer que les Polynésiens venaient de l’est ... Éric de Bishop prétendait prouver qu’ils venaient de l’ouest. Des pages innombrables, en plus de deux cents ans ont été noircies d”hypothèses, de supputations, d’affirmations contradictoires. Jusqu’aux fantasmes les plus extraordinaires, évoquant des migrations venues d’Égypte (pas moins !) ou des continents engloutis (et l’on reparle d’Atlantide ! ) On a même parlé de la douzième tribu d’Israël ! Les fantasmes aident à vivre. Il est vrai que, d’aventure, certains d’entre eux prennent corps, par merveille !

Parlant des Polynésiens et de leurs difficultés actuelles à prendre pied dans le modernisme, certains parlèrent de peuple en voie de dissolution, de “peuple” “avili”. Il faudrait regarder de plus près au concept de “peuple”, tant en ce qui touche aux recouvrements successifs qu’en ce qui concerne l’état actuel du peuple des îles. -”Ces gens entrent dans l’avenir à reculons” a-t-on entendu dire.” On voit renaître, il est vrai, telle celle du tatouage, des pratiques qui avaient disparu. Mais par-delà le cordon de bouteilles vides formant récif barrière, il faut voir ici la recherche d’identité perdue.







UN CHINOIS À TAHITI





En 1865 un aventurier irlandais du nom de Steward affréta trois navires pour recruter et ramener en Polynésie des travailleurs chinois. Il les prit aux environs de Canton. Il voulait cultiver le coton et la canne à sucre dans son vaste domaine d’Atimaono, sur Tahiti. L’exploitation agricole, la plus grande et la plus importante que la Polynésie ait jamais connue, fit faillite.

Les Chinois, à qui l’on avait cependant promis le rapatriement en fin de contrat, furent contraints de rester à Tahiti. Ils n’avaient pas grand’chose qui leur appartînt. Ils se mirent au travail. Les Chinois sont rarement paresseux. Bientôt, ils maîtrisaient le colportage, puis les “restaurants chinois” se multiplièrent, enfin, ils dominèrent le commerce local et le commerce d’importation.

J’ai connu le temps où la famille chinoise habitait dans son magasin, faute d’avoir une maison pour se loger et le temps de faire autre chose que s’occuper de son commerce. Le soir, après l’heure, quand il n’y avait plus de clientèle, les femmes repassaient dans la boutique les vêtements de leurs enfants pour qu’ils aillent à l’école le lendemain : Un enfant chinois, par définition, avait une chemise blanche impeccable et un short ou une jupe bleu-marine tout aussi impeccable. Pendant que les femmes lavaient ou repassaient, les enfants, sous la conduite du père, remplissaient les sachets du riz qui serait vendu au détail. La mère tenait les comptes et manipulait le boulier avec dextérité. Je crois bien qu’elle seule connaissait l’état des finances du commerce. Le père faisait la manutention. La nuit venue, tout le monde mangeait sur place puis arrangeait sa couchette dans le magasin.

Travail, rigueur, le sens du commerce, un don évident pour faire fructifier son argent, la solidarité familiale, sont les clefs de la réussite des Chinois en Polynésie. Celle-ci est passée par la main mise, sans trop de résistance sur les monopoles de la vente du coprah, de la vanille puis, pratiquement, sur toutes les importations. Plus tard ils se sont lancés dans la perliculture.

Dans un famille chinoise de Tahiti, on fait faire des études aux enfants. On en envoie un à l’université en Amérique, l’autre en France, et s’il y en a un troisième, ou une troisième, on l’envoie en Australie ou en Nouvelle-Zélande. Ces mêmes pays d’ailleurs sont ceux où l’on investit, souvent dans l’immobilier. On commence , depuis quelque temps à infiltrer la classe politique et le Pays est actuellement gouverné par Gaston Tong Sang, qui appartient à la communauté chinoise et dont les parents tenaient une épicerie à Bora-Bora. Rien à dire : Ils ont travaillé dur !

Au départ de ce petit texte, je n’avais pas l’intention de raconter la saga chinoise à Tahiti, quelle que soit la sympathie que j’ai pour leur réussite. Je voulais simplement raconter une histoire, une toute petite histoire sans importance ... Mais, peut-être, ma petite histoire, digne d’un album de Lucky Luke, fera-t-elle réfléchir les jeunes Chinois, dont on me dit que certains ont oublié le travail fourni par leur parents. On me dit qu’ils auraient tendance à dépenser et à rechercher les facilités de la vie que leurs parents leur ont faite. Qu’ils écoutent ma petite histoire !

En 1967, à Raïatea, au pied du mont Tapïeuil il était une ancienne exploitation agricole. Nous allions y cueillir des citrons verts et des goyaves. Le gardien du domaine était un vieux Chinois. Il vivait seul, pauvre comme Job, dans une pauvre case en bois posée de guingois sur quatre pilots de pierre. Il était très aimable, très affable et ne faisait de mal à personne. Que “gardait”-il, ce “gardien” ? ... Le domaine était à l’abandon. Cela se passait à peu près à l’endroit où, plus tard, on construisit le lycée professionnel de Uturoa. Et c’est même, peut-être, le lycée professionnel en question qui fut la cause des évènements ? Un arpenteur se montra un beau matin. Il était équipé : alidade, piquets peints en rouge à bandes blanches, décamètre ... Il avait un assistant pour déplacer les piquets. Je ne questionnai pas. J’observai le travail pendant un moment, puis je rentrai chez moi. Quelques jours plus tard, je repassai par là ... Réellement, je ne peux que penser aux aventures de Lucky Luke et à celles des frères Dalton ! ... On avait arpenté le terrain pour délimiter une clôture. Cette clôture était matérialisée par quatre rangs de fils de fer barbelé ... Les quatre rangs de fil de fer barbelé perçaient les planches du mur de la case du “gardien” et ressortaient de l’autre côté : La case était posée exactement sur la ligne de limite du terrain, alors, on avait traversé la maison, qui était, à partir de ce moment là, coupée en deux par la “clôture de la honte”.

Je n’ai pas entendu dire que le “gardien” chinois ait émis une plainte. Il continua d’habiter sa maison ... Et personne ne trouva rien à redire !  L’horloge astronomique fait défiler ses automates. Ce sont toujours les mêmes personnages, saluant, virevoltant. Depuis trente ans que je connais la Polynésie, j’y connais ses palais aux automates. On y voit des gens qui ouvrent des portes, qui saluent, parlent, dansent, font mille tours. L’un pousse l’autre, qui sort, se replace derrière, pousse et se met à danser à son tour. Depuis trente ans, le mouvement n’arrête pas. Les ressorts se tendent et se détendent. Les pantins sont toujours les mêmes et leurs pantomimes sont toujours identiques. Le premier qui apparaît, c’est le Président. Les autres le poussent et se poussent. Au bout du compte c’est toujours à peu près dans le même ordre que va la sarabande. Si l’un trébuche, son frère le remplace. C’est comme au jeu de l’oie : il y a une prison. Quelqu’un y entre parfois, entre deux gendarmes, portant ses effets dans un sac en plastique. Dans les imprimeries, les rotatives se mettent alors en mouvement. Le texte était déjà tout prêt tant l’événement était prévisible. Quelqu’un crie le journal. Selon le rite, chaque personnage passe par le Palais de Justice, chacun son tour : Tribunal d’Instance ou de Grande Instance, c’est selon. Cour d’Appel souvent. On en sort guilleret : Un carillon sonne alors, le porte-parole annonce une amnistie. Et ça repart sur le même air de musique : ingérence, corruption ... Président, Ministres, Conseillers, Échevins ...

Un jour, pourtant, le balancier vint à se détraquer sans doute. On a vu le Président aller jusqu’aux portes de la prison, dans sa voiture de service ... Pour porter un collier de fleurs à l’un de ses Conseillers qui était incarcéré. Grave disfonctionnement ! Mais le Président est toujours le Président. Le Conseiller n’est plus Conseiller, mais son frère l’est devenu. C’est le balancier ... Ou bien ce sont les ressorts qui se sont détraqués. Cela dure depuis trente ans, trente ans, trente ans, trente, trente ..






« JE REMONTAI À BORD CHARGÉ DE PERLES. NOUS REPRÎMES LA MER AVEC LA BÉNÉDICTION DE DIEU – EXHALTÉ SOIT-IL ! ET NAVIGUÂMES JUSQU’À BASSORA OU JE SÉJOURNAI TRÈS PEU DE TEMPS AVANT DE REGAGNER BAGDAD … »