DES PETITS CAILLOUX, CHAPITRE VI





« LA TROUPE, EN ENTRANT, SE TROUVA DANS UN COULOIR DE MARBRE DONT LES MURS S’ORNAIENT DE TENTURES OU ÉTAIENT REPRÉSENTÉES DANS L’OR ROUGE OU L’ARGENT LE PLUS PUR TOUTES SORTES DE BÊTES SAUVAGES ET D’OISEAUX, AUX YEUX FAITS DE PERLES ET D’HYACINTHES, ET DONT LA VUE LAISSAIT PANTOIS … »






LA PIERRE DE SAVON




De Thaïlande, où je suis resté pendant plus de six mois, travaillant pour l’Unesco dans les camps de réfugiés cambodgiens, je n’ai pas rapporté de pierres précieuses. Dieu sait pourtant s’il y en a !À bangkok, j’ai vu des saphirs, j’ai vu des rubis, des émeraudes, des topazes, des pierres de lune, des yeux de chat … J’en ai vu, j’en ai vu ! Certain magasin, une vulgaire baraque de bois à Bangkok, présentait, et présente encore, je suppose, de pleins éventaires de pierres précieuses : Longues tables à casiers, comme des tables de marchand de fruits … Et les pierres rangées dans les casiers, comme autant de framboises, de fraises, de pommes ou d’oranges. Des étangs de pierres précieuses …

       J’étais accompagné d’une jeune fille. Le joaillier tenta bien de flatter mon amour-propre afin de me faire offrir une pierre à ma compagne. Il avait mal compris : La jeune fille n’était guère que le guide de l’hôtel. Je passai outre. Mais le chatoiement des couleurs !

J’ai vu les « mines » de rubis, dans la région de Trat. Pauvres gens, pieds nus, qui creusent des trous dans la terre rouge, sous le soleil, et qui  lavent cette terre à grands jets d’eau …

Je n’ai pas rapporté de pierres précieuses, mais j’ai ramené une figurine de danseuse khmère finement sculptée qui est maintenant placée dans ma bibliothèque. Elle est en « pierre de savon », autrement dit en saponite. C’est une pierre de couleur claire, légèrement verdâtre, tendre, très lisse.






DES CAMPS DE RÉFUGIÉS CAMBODGIENS




Bambous Bambous
riz en sacs
boîtes de thon
bois fendu saignant
Citernes percées
Norias de camions rouillés déglingués
bringuebalants
Pistes rouges de terre poudreuse
Anthrax des nuages levés par les roues
Rouges feuillages
Rouges les murs
Rouges les herbes et les toits


Mares rouges
Y baignent des buffles noirs
Fleur de lotus
Pays de cuivre

Arbres brûlés vifs
crucifiés
morts debout
Bassins secs des rizières craquelées
Ruines des temples d’autrefois
Latérite
Rocs
Casemates et fusils


Les pneus crissent
La radio grésille
Les voitures vastes vaisseaux climatisés
vitres levées
Parpaings nus des rues des villages
tôles
banderoles
Toitures cornues des pagodes dorées
Sculptures de monstres ailés aux becs et aux griffes aiguisées
Dragons et serpents
Sur les bas-côtés vitrines à roulettes des marchands de canards laqués
boutiques
bassines multicolores
cuvettes d’aluminium
gelées roses
sucreries
mangues durions sapotilles pommes-cythère pommes-étoiles
mangoustans
multitude de fruits aux noms et aux saveurs inconnus

Feuilles de latex blanc qui sèchent sur un fil
comme une lessive sous les hévéas





Cages de bois où tressautent tourterelles et mainates
balais
paniers et nasses de rotin
marmites fumantes de soupe au poulet
Riz violet
Bambous

Bonzes épaule nue robe safranée en quête de leur repas quotidien
Dans la cour d’une école enfants
bleu et blanc
Qui saluent le drapeau

Haut-parleurs dans la ville
Toute circulation arrêtée à l’instant
Hymne national !




                      Comprenne qui pourra derrière les vitres fermées de nos voitures bleues frappées aux marques des Nations Unies : Un spectacle à travers le hublot d’un sous-marin !

                Étranges insectes chromés nickelés transportant hommes et sacs sur trois roues pétaradant : version moderne du vélo-pousse “sam-lô - Ne pas oublier qu’on roule à gauche !




Ce soir, nous dînerons à Chantabury
Luxe
Hôtel
béton
piscine
orchidées
climatisation
chanteuses aigres-douces
légumes-fleurs dentelés en étonnantes corolles
Galons et étoiles généraux et colonels soieries
Qu’est-ce donc qui se négocie ici ?



                             À l’aube nos vaisseaux longeront des collines écorchées sanglantes sous les griffes d’antiques installations mécaniques : Ici on lave les terres à rubis.

                             C’est ici, non loin de Pailin, que se joue la guerre, que s’échangent les armes et les gemmes. En de noirs ateliers des artisans dépenaillés polissent les pierres qui ruissellent aux présentoirs de la ville


Un pont sur le torrent
Descendre de voiture
Bambous, bambous, bambous
Claies de bambou murs et cloisons, toits, tables d’école, bancs des écoliers


Chemins râpeux
C’est ici que rôdent les loups mais il ne faut pas le dire ...
Baudriers de munitions de mitrailleuses, pistolets automatiques, casquettes vertes et treillis de même couleur, sandales de lanières taillées dans le caoutchouc des vieux pneus, écharpes

Regards de profil
Seize ans peut-être
Les soldats de Pol Pot !
Et les femmes sont aux portes entrebâillées
vêtues de noir et portant leur enfant sur un bras
Masques de cuivre
Chaleur moite de serre
Frissons dans le dos

Nous sommes là dans l’un des camps qui abritent des Khmers Rouges.
Sous la protection de l’armée Thaï et aux bons soins des Nations Unies ...

Bambous, bambous, bambous
Trois cent mille Cambodgiens réfugiés dans les camps, tout au long de la frontière thaïlandaise, depuis Surin, au nord, jusqu’à Trat, au sud .






                  “Savez-vous comment on reconnaît un Cambodgien parmi d’autres asiatiques ?”

                   “-C’est celui auquel il manque une jambe, un bras ou un œil ... Les mines !”

Les volontaires des organisations non-gouvernementales s’affairent comme ils le peuvent : Les chirurgiens amputent, les kiné appareillent ...




En principe, par les portes d’un camp n’entrent et ne sortent que les camions de vivres, que les voitures des volontaires autorisés

Organisations de toutes origines, de toutes nationalités, de toutes confessions

On y devine des “marginaux” idéalistes, dévoués, admirables et un peu naïfs

On y devine aussi les rivalités, les ambitions, les nationalismes, les projets et les supputations

Les Australiens sont là, mais aussi les Américains, les Français, les Belges
Des écussons marqués de la Croix, d’autres portent des bannières
Une organisation offre du soja, l’autre des métiers à tisser. Il y a ceux qui assurent la formation des polices futures, ceux qui enseignent la mécanique automobile, ceux qui soignent et ceux qui prient




Les boîtes de thon arrivent du Japon
Les sacs de riz proviennent des États-Unis





Des camps rouges
des camps nationalistes
des camps Royalistes

Bambous
Bambous
Bambous

Certains sculptent dans des souches les chimères du Ramayana

Racines !

Un camion décharge le riz des Nations-Unies
Un autre camion charge le même riz et part le vendre sur les marchés de Thaïlande
On trouve sur tous les marchés des alentours le riz et le thon des Nations-Unies
Des camions partent la nuit pour ravitailler les zones de combat. S’indigner ?




Crier au scandale ?
Rester pragmatique : Qui peut croire qu’il serait possible, pendant dix ans, de ne manger que du poisson en conserve et du riz ?
Quant au riz pour les combattants !


Le vrai scandale, ici, ce sont les enfances brisées. Cent cinquante mille enfants en âge d’aller à l’école !
Écoles en bambous, que disloquent les pluies et les vents
Écoles dont les maîtres ne savent guère plus que lire
Équipes de formateurs hétéroclites : professeurs Thaïs, enseignants philippins, Khmers francophones, dont l’un a sans doute enseigné, pendant un an ou deux, autrefois, avant de devenir “aide-opérateur” d’une station d’épuration dans la région parisienne : tourmente oblige!

Le vrai scandale, ce sont ces cent cinquante mille enfants dont la plupart n’ont jamais vu un buffle, une rivière
Merveille ! On fit entrer un éléphant dans un camp, à l’occasion d’une fête




Quel avenir, pour ces enfants ? Quels schémas psychiques ? Quels repères ? Quelle conception du monde ?


Dans le lointain
Qui s’en soucie ?
Pleuvent les roquettes sur les cabanes de bambou

Mais le Bouddha sourit toujours

Sihanouk
Son Sann
Sat Susakorn
Tamok, satanique général unijambiste des troupes de Pol Pot



Ministres, Chefs, prétendants et courtisans
Bureaux des Administrateurs des camps
Bambous !

Plaques gravées célébrant des fonctions vides de sens, vides de réel, ne justifiant que des envies de survivre

Monsieur Meak-Lean, “Ministre de l’Éducation”, bambous, cabane, tables, chaise, tableau noir où sont portées des listes fictives !




Un élève ajouté à la liste égale une ration de riz supplémentaire
Antique machine à écrire à caractères khmers, importée de République Démocratique d’Allemagne.

Monsieur Meak-Lan accroupi sur une claie en bambou, vêtu d’un sarong et ne pouvant pas s’asseoir pour cause d’hémorroïdes

Monsieur Meak-Lan est mort, respect !

Il ne faut rire ni des plaques gravées, ni des chaises vides. Il ne faut railler aucun de ces partis “politiques”, aucun de ces clans, aucune de ces rivalités, aucune de ces magouilles qui permettent à ces hommes et à ces femmes de survivre.

Tombent les pluies des moussons, violentes et lourdes. Les enfants, en piaillant, roulent dans la boue des caniveaux. Piaillent-ils ?
Tout m’a semblé si terriblement silencieux!

Ce qui m’a semblé le plus triste, dans ces camps, c’est qu’il n’y a pas de jouets pour les enfants : Ni jouets à tirer, ni jouets à pousser, ni jouets à cajoler !

Celui qui, un jour, s’avisa de faire dessiner ces enfants, sur de grandes feuilles de papier, celui-là n’obtint que des images de flammes, de fusils, de bombes, de bombardiers !










LA THAÏLANDE, ENCORE …








j’avais pourtant bien rencontré, sur ma route, au petit matin, cinq ou six camions en convoi. Ils étaient chargés, chacun dans sa benne d’acier, de groupes d’hommes équipés de pelles et de pioches. En prévision de la grosse chaleur qui ne pouvait manquer de s’appesantir, en cette saison annonciatrice de mousson, les hommes étaient emmitouflés de lainages, certains même cachaient leur visage sous un passe-montagnes. En ces jours, parmi les plus pénibles, la nature et les hommes s’apprêtaient à suer. La sueur montait des rizières et s’étalait en une sorte de brume légère.

j’avais posé des questions, mais je n’avais pas bien compris les réponses que mon chauffeur m’avait faites.
Elles m’avaient semblé bizarres ... Allons, encore une chose incomprise : La barrière des langues ! Mon lourd paquebot climatisé avait continué sa route et je n’avais plus pensé à rien.

L’après-midi, j’avais visité la ville : Ville de bois et de parpaings, à toitures de tôles, échoppes incertaines, le marché, vide à cette heure-ci, un rond-point surmonté d’un pagodon doré, réservoir d’eau rougie, cages de bois toutes petites contenant chacune un mainate siffleur et parleur, balcons branlants, odeurs d’épices, guirlandes de papier découpé.




Il faut bien se souvenir de l’itinéraire que l’on a suivi car on ne pourra demander son chemin à personne. Les panneaux de circulation routière sont énigmatiques et leur écriture m’est absolument inconnue. Sois sans crainte : Les rues se coupent à angle droit et tu as tourné à droite deux fois, puis une fois à gauche ... Tu ne devrais pas avoir de difficultés pour retrouver l’hôtel.

L’hôtel : Quelques chambres dans des bâtiments sans étage, organisés sur le périmètre d’une cour en terre battue. La terre est rouge ici, comme de la bauxite. Les arbres sont rares. L’air sent la poussière. Tout est poudré de poussière rouge. Deux buffles vautrés dans le ruisseau. Leur peau est rose et noire. Ils lèvent leurs mufles. Dans le même ruisseau, une femme récolte des liserons d’eau. L’hôtesse m’accueille avec un sourire. Elle joint les mains et me salue en les portant à son front. Elle plie les genoux. Elle a mis le climatiseur en route dans ma chambre et elle a déposé quelques orchidées violettes dans une coupe.

Je n’ai pas dormi la nuit dernière. Juste derrière ma chambre, il y a une pagode. On y célébrait quelque chose. Je ne sais quoi et je n’ai personne pour me renseigner, mais la musique n’a pas cessé jusqu’à l’aube : Musique aigrelette et lancinante. Je n’ai pas vu de musiciens. On doit passer des disques.


La musique, ici, est accompagnée de voix, ou plutôt c’est la voix qui est accompagnée de sortes de fifres, de tambours, de xylophones et de cithares. Incontestablement, on peut la qualifier de romantique, songer à des psalmodies, à des plaintes, à des litanies, à des prières. Le gong y a sa part.

Et ce soir, cela recommence. Il faut aller y voir, tu ne peux pas rester stupide !

Il fait nuit, nuit noire, très noire. Il continue à faire chaud. Tout est moite. Un seul réverbère. Halo de lumière jaune. Suivre la foule, car il y a foule devant le temple. Elle s’engouffre sous un porche. Grouillements. Je débouche dans une cour et dans la lumière. Gueuloirs. Accrochés dans tous les angles, des haut-parleurs gueulent la musique et les chants. Couleurs. Beaucoup de jaune, jaune primaire, jaune safran, jaune tirant sur le rouge. Robes rayées de vert et d’or. Soies. Peu d’enfants, je ne peux même pas assurer qu’il y en ait...
Des femmes, des hommes. Un arbuste aux branches duquel sont accrochés des billets de banque. Vasques emplies de sable, des baguettes d’encens y sont plantées. File, et chacun à son tour allume une poignée de baguettes, s’incline plusieurs fois, tandis que la fumée bleue, odorante, monte devant l’effigie du Bouddha impassible. Guirlandes dorées ...





Suivre les mouvements de la foule, il n’y a pas moyen de faire autrement. L’impression, un peu, de suivre une lente farandole. Personne ici ne fait attention à ma présence. Sur les côtés, les gens parlent sans s’agiter. Bonzes safranés à l’épaule nue, bonzillons vêtus de même et le crâne rasé. Révérences, fumée des baguettes d’encens que l’on replante ensuite dans la vasque où elles achèvent de se consumer. Suivre les mouvements...

L’impression, parmi ces rites qui me sont étrangers ... L’impression d’un autre monde, auquel je ne comprends rien. Psalmodies dans une langue que je ne comprends pas. Inutile de questionner, on ne me comprendrait pas. Suivre ...

Et puis ... Et puis, dans une cage grillagée posée sur une table ... Un bébé ! Un bébé que l’on prendrait pour un poupon de celluloïd, joufflu, vêtu d’une layette de laine rose, chaussons aux pieds. On le croirait vivant mais, pas de doute, il est mort ! Il s’agit d’un cadavre de bébé que l’on a lavé et habillé. Il est intact, couché, comme s’il dormait. Où suis-je? -  Je regarde les gens autour de moi : ni inquiétude ni surprise, ni horreur ...


Autre mouvement de la foule. Autre bébé, même ahurissement ... Autre monde et les sons, les odeurs, les couleurs, tout se conjugue pour me procurer cette impression de malaise ... Voir pourtant, voir pour tenter de comprendre.


Cinq bébés morts, et tout à coup ...

La cage est plus grande cette fois : Son occupant est le cadavre, intact lui aussi, d’un homme adulte. Il est vêtu d’une tenue de combat militaire. Les parties visibles de son corps sont un peu parcheminées, mais à peine ! On a dû le laver lui aussi et les vêtements sont neufs. Il est chaussé de brodequins, mais on voit que la peau sèche est fendue, au cou du pied. On aperçoit les tendons. C’est la seule preuve qu’il est bien mort et qu’il doit être mort depuis longtemps, desséché, momifié en quelque sorte ... Les baguettes d’encens continuent à brûler, les gens à psalmodier, l’aigre musique à hurler, les bonzes à accrocher des billets aux branches , courbettes, saluts, les deux mains jointes ...

Mais enfin, qu’est-ce que cela signifie ?

Et puis à ce moment-là, un homme qui se précipite vers moi en criant, qui menace et me prend à partie ...


Mais qu’est-ce que cela signifie donc ?



Une femme qui passait par là porte l’index à sa tempe, montrant par là qu’il ne faut pas que je m’effraie, l’agresseur est un simple d’esprit, un fou ! Fou, oui, peut-être, mais, faute de comprendre et faute de pouvoir me faire expliquer les choses, je m’enfuis. C’est plus sûr !

La musique, derrière ma chambre, continuera toute la nuit. Ce ne sera que le lendemain que l’on pourra me donner les clefs explicatives :

Les camions rencontrés le matin, dont les plateaux étaient remplis d’hommes armés d’outils et couverts de lainages ... Ces camions emmènent chaque matin, depuis une semaine, les volontaires pour déterrer les morts ... Rien de moins ! – mais rien de plus … Dans ce pays on considère que l’âme ne peut se dégager du corps que lorsque ce dernier a subi l’incinération. On va donc, une fois par an, déterrer les cadavres. Ils sont pour beaucoup d’entre eux, desséchés et en parfait état de conservation.

La fête s’achève avec la crémation.








« Ô TOI QUI VIENS ICI, REGARDE ET MÉDITE SUR LE TEMPS, SES VICISSITUDES, CAPRICES ET INCERTITUDES, NE TE LAISSE PAS ABUSER PAR LES ATTRAITS DE CE BAS MONDE, DE SES LEURRES, MENSONGES ET FAUX CLINQUANTS. »




LE JADE   
      

     LE VANUATU 



Le jade est une pierre magique. Plus ou moins verte, plus ou moins claire, elle est très utilisée par les joailliers chinois. Ils la sculptent à merveille. Elle supporte toutes les incisions, toutes les gravures. Mais au Mexique aussi, on sculpte le jade depuis des siècles et des siècles.

Il apparaît que, dans la plupart des cas, les objets en jade sont dédiés aux Dieux ou aux plus hauts seigneurs, en Chine comme au Mexique.

Dans le lit des torrents du Vanuatu (Cet archipel, du temps où je m’y trouvais, s’appelait les Nouvelles-Hébrides et se trouvait sous une domination franco-britannique dont je ne connais pas d’équivalent dans le monde ni dans l’histoire ….) On trouvait du jade, sous forme de galets ronds d’une quinzaine de centimètres de diamètre. On en trouvait souvent. Je n’en ai ramené qu’un seul, lisse, pur, d’un vert étrange parce que très clair.







Cette histoire se déroule dans l’île de Malikolo. Vous pouvez aussi l’appeler Malekula, c’est selon votre bon plaisir. L’archipel s’appelle maintenant le Vanuatu, depuis qu’il est indépendant. À l’époque, il s’appelait l’archipel des Nouvelles-Hébrides et il était placé sous le gouvernement conjoint de la Grande-Bretagne et de la France. On appelait ça un condominium. De cette formule de gouvernement, il y aurait d’ailleurs beaucoup à dire ... et beaucoup à rire, parfois à pleurer;

J’en donnerai juste quelques aperçus car ce n’est point là mon propos d’aujourd’hui.
On peut constater tout d’abord que, les Anglais roulant à gauche, et les Français à droite, pouvaient naître certains problèmes : J’ai connu de vieux planteurs qui n’auraient cédé pour rien au monde lorsqu’ils se trouvaient face à un véhicule venant sur le même côté de la route, mais en sens inverse. On peut imaginer le genre d’apostrophes qu’ils pouvaient s’adresser en ces occasions !

Pour aller vite, on peut raconter aussi l’histoire de la fourrière de Port-Vila, la capitale.




Il faut pour cela noter qu’il n’y avait pas aux Nouvelles-hébrides deux, mais bel et bien trois administrations puisque l’assemblée du Condominium avait aussi son mot à dire : Elle réunissait des représentants anglais, des représentants français et des autochtones.

L’assemblée condominiale, un jour, constatant qu’il y avait de plus en plus de chiens et de chats errant à Port-Vila, décida de la construction d’une fourrière. La fourrière construite ... Qui allait payer le fonctionnement et l’entretien des animaux ?
Après moult palabres, exposé des exigences et des concessions possibles, on décida ... Que les chiens seraient anglais et les chats français ! Et cela fonctionna ainsi !

Il y aurait beaucoup de choses à raconter encore. je vous laisse imaginer, mais peut-être reviendrai-je un jour, sur les “joyeusetés du condominium” !

Pour le moment, c’est de la visite d’un Ministre qu’il s’agit : Une visite à Malikolo. Il s’agit, si mes souvenirs sont bons de Monsieur Bourgès-Maunoury, Ministre de la France d’Outre-mer, sous la Présidence de Charles de Gaulle. C’était dans les années soixante.



Je n’étais pas à Malikolo, mais je résidais dans une île du même archipel et l’un de mes amis résidait, lui, en tant que médecin, dans l’île en question;

Il faut dire quelques mots à propos de ces îles : Îles hautes, volcaniques, aux plages noires, aux terres sombres, aux frondaisons impressionnantes en épaisseur et en hauteur … La forêt primitive dans toute son acception, impénétrable et foisonnante. Il pleut souvent et il fait souvent chaud. Philodendrons, lianes, de rares oiseaux du genre pigeons ou tourterelles et des cochons sauvages.

Quelques rares Européens, dans des boutiques où l’on vend de tout. Les autochtones sont des Mélanésiens vivant leurs coutumes et se réunissant le soir ( Seulement les hommes) sur la place du village, (le « nakamal ») pour boire le kava (drogue douce ayant des effets oniriques ). Autour du nakamal, des cases de bambou à toit de roseaux.

À Malikolo vivent deux peuples : Sur les rivages, les “Small Nambas” et dans l’intérieur de l’île, les “Big Nambas”. (Je schématise, que l’on me pardonne).

Savez-vous ce que l’on appelle le “namba” ? Eh bien voilà : Les gens des deux peuples vivent nus. Les mâles des deux peuples cachent leur sexe dans un étui attaché autour des reins par des brins de raphia ou de quelque chose qui y ressemble, afin, sans doute, de figurer une érection permanente.

Le reste de la description de cet attribut, on peut le déduire des noms qu’on lui donne :

Les Big Nambas portent un étui pénien qui est beaucoup plus long que celui des Small Nambas !
Orgueil ? Machisme ? Prétention ? J’ai vu des photos : les étuis péniens des Big Nambas sont vraiment impressionnants et peuvent laisser rêveur !

Les Big Nambas sont chez eux. Ils acceptent les gouvernements qui les dominent, mais c’est à leurs conditions :

-” Tu vois, dira le Chef des Big Nambas au Ministre qui leur rend visite. Tu nous promets la construction d’un hôpital. C’est bien, mais tu sais, quand on est dans la pirogue, si on pagaie d’un seul côté, la pirogue ne va pas droit, alors, nous, nous pagayons des deux côtés.” Il sous-entendait par là qu’il sollicitait l’aide de la France, mais qu’il ne s’interdisait pas pour autant de solliciter aussi celle des Britanniques. Fierté et sagesse et la pirogue ira bien droit !

Pour aller chez les Big Nambas, il faut demander l’autorisation plusieurs jours à l’avance et respecter les coutumes : On doit envoyer un émissaire chargé de présents : Un coupon de tissu, un paquet de tabac, un billet de banque ...

Les Big Nambas voulaient bien recevoir le Ministre français. Celui - ci allait décorer le Chef des Big Nambas. De quelle décoration s’agissait-il ? … Il ne m’en souvient guère et, au fond, il importe assez peu. Une décoration avec une médaille et un ruban de couleur, comme toutes les décorations qui s’accrochent à la poitrine des récipiendaires ...

Vous avez parlé de la poitrine ?
Certes, justement ... Parlons-en ! Monsieur Bourgès-Maunoury, Ministre de la République Française et du Général Charles de Gaulle s’apprêtait à remettre la décoration piquée sur un coussin ...

Allez donc épingler une décoration sur la poitrine d’un homme nu des pieds à la tête, portant pour tout vêtement un orgueilleux étui pénien ! Perplexité ... Ô ! Solennité de l’instant!
Je ne sais qui trouva la solution : On passa un collier de ficelle autour du cou de ce Chef et le Ministre accrocha la médaille à la ficelle.







Ce fut après, que le Ministre prononça le plus sérieusement du monde un discours dans lequel il promettait de faire construire un hôpital. Et ce fut après que le Chef des Big Nambas fit un exposé sur la meilleure façon de pagayer lorsqu’on est dans une pirogue.

Quelques années plus tard, la pirogue devait aller seule, l’archipel étant devenu indépendant sous le nom du Vanuatu.

Le Vanuatu est maintenant une destination touristique. La longueur des étuis péniens est-elle pour quelque chose dans son succès auprès des touristes ? Je suis certain que l’on pourrait répondre par l’affirmative !











LE …. BOIS !



Du Laos, je n’ai rapporté aucune pierre : Les maisons, même, sont bâties de parpaings, de béton, ou de bois. Mais il y a dans ce pays des bois précieux : J’ai fait fabriquer au Laos tout un mobilier en bois de rose ou en palissandre : Un prêtre, de la Congrégation des Oblats, qui était un saint homme, avait organisé une coopérative d’artisans laotiens ébénistes pour permettre à ces derniers de gagner leur vie. J’ai été frappé, à Vientiane, capitale du Laos, encore appelé le « Pays des Cent Millions d’Éléphants », par le fait que, même l’arc de triomphe qui enjambe l’avenue Lan Xang, la plus imposante de la ville, est construit en ciment, y compris les frises et les décors qui en font l’ornementation ! Je n’ai donc pas rapporté de pierres, mais des meubles.





« NOUS NE CESSÂMES DE NAVIGUER ; LE VENT NOUS FUT FAVORABLE ET NOUS ATTEIGNÎMES, AVEC LA PERMISSION DE DIEU LE TRÈS-HAUT, L’ÎLE D’AS-SALAHITA … »









Tant de soleils ardents
Sur les murs desséchés
Villes entières
A la terre revenues
Ocre rouge sang séché
En poussière foulé

Aux chemins tant de pas
Tant de faim et de fièvre
Et d'espace et de temps
Et de mort et de vie
Tant de vies résignées
Aux limites abolies

Tant de moussons crevées
Et tant de vents si violents
Capitales diluées
Mosaïques de briques
Par le temps corrodées

Trompettes tambourins
Les sabots des chevaux
Des soudards conquérants
Tant de diables mendiants
Et de pieds en lambeaux
Rues
Des villes disparues
Rabotées

Fleurs de lotus
Offertes
Et tenues à la main
Ô ! Tant de pèlerins
Tout au long du chemin !

Un jour suivant l'autre
Une vague après l'autre
Et les flux infinis
Des chemins de la vie
Ocre rouge sang séché
En poussière foulé
Tant de pas
Tant de faims

Au pied des dagobas
Tant de Bouddhas sculptés
Et de fruits miroitants
Tant de sons tant de chants
Tant de vagues argentées
De saphirs de rubis
De topazes brûlées
De batiks de saris
Filles
Aux effluves du thé

Capitales oubliées
De vent et de poussière
Des macaques attroupés
Des racines nouées
Aux énormes banians

Tant de bûchers allumés
Tant d'enfants affamés
Consumés
Combien Bouddha
Pour ta sérénité ?






À  VIENTIANE        UN HOMME …



Un frangipanier sans fleurs et sans feuilles tend ses branches comme un squelette noirci. Un palmier et la terre jaune, jaune ...

Une maison en bois, un peu sévère peut-être, couverte de tuiles d’asphalte vertes. Une grosse voiture tous terrains, garée sous l’avant-toit.

Dans le fond, au-dessus des toits rouillés et des eucalyptus, on aperçoit le Mékong, rouge.

Quelqu’un crie, comme le Diable vouant un damné aux Enfers : injures, insultes, menaces, Quelqu’un de très en colère. Les cris et les injures sonnent en bon français !

Trois personnes courent autour de la maison : Un homme bedonnant, le torse nu, déhanché parce qu’il a une jambe raide. Lui, il se tait, et il court comme il peut, en sautillant. Une femme le suit. C’est elle qui crie et qui l’invective. Elle peut avoir quarante-cinq ans. Elle a du mal à courir : Elle a une jambe de bois du côté droit. Elle est furibonde. Elle brandit un pistolet. Le troisième est un homme dont les cheveux bouclés grisonnent un peu. Il est sec comme un sarment. Il tente visiblement de calmer le jeu.




Le premier, celui qui essaie de fuir, on l’appelle couramment “Gros Loulou”. Il est orthopédiste, au service de l’Organisation Mondiale de la Santé. La femme est sa compagne. Elle a effectivement une jambe coupée que remplace une prothèse. On l’appelle “la Mère Kiki”.

La scène est loufoque ? - Je ne l’invente pas. Personne ne pourrait inventer une scène pareille ! Nous sommes au Laos, aux environs de Vientiane, dans les années soixante-dix.

Le troisième personnage, qui court lui aussi, et qui essaie de ramener les autres à la raison, c’est un prêtre - Oui, un prêtre. Il est mon ami, et il s’appelle Jean Brix. C’est un Lorrain, de Nancy.






J’ai failli écrire que ce troisième personnage était un curé. Il n’a rien d’un curé, ni la soutane, bien sûr, ni l’onctuosité, mais c’est un prêtre !

Lorsque je pense à lui, quelques pauvres anecdotes reviennent à ma mémoire. Il est mort depuis plusieurs années. Il me manque.

La dernière image que j’ai eue de lui ? Il apparaissait sur mon écran de télévision, au centre d’un groupe de Hmongs, ces montagnards laotiens qu’il avait contribué à mettre à l’abri en Guyane et qui y ont si bien réussi. Il parlait couramment leur langue.
Lui ai-je écrit à ce moment-là ?
- Mais à quelle adresse ?

- ”Il est mort dans un monastère de Vannes, où il avait été évacué. Il est mort d’un cancer des os ...

- ”Tu sais, c’est dur !” disait-il.

Il a beaucoup souffert.

Jean Brix vouait un culte à “l’Ange au Sourire”, de la cathédrale de Nancy. Son image était la seule qui fût fixée sur un mur de sa chambre.







- ”Il n’est pas possible que le message du Christ ait échoué ainsi ! Il sera repris en d’autres pays, puisque les nôtres n’ont pas voulu l’entendre, et il refera le tour de la terre ! “

C’est à peu près la seule fois où j’ai entendu Jean Brix me parler de religion.

Deux ou trois fois, il nous est arrivé de le trouver titubant :

- ” Père, depuis combien de temps n’avez-vous pas mangé ? “

Il saisissait le pain qu’on lui offrait entre ses doigts écrasés : Souvenir de la Gestapo, dans la région de Fontainebleau.

J’ai dit “un homme”, j’ai hésité à écrire “un saint”, mais il ne l’aurait pas voulu. Il est certainement l’être qui a le plus marqué mon existence.

- ” Vous savez, m’avait-il dit, je me suis fait prendre une fois par les Nazis, je ne me ferai pas prendre par les Vietnamiens. Je connais trop les limites de la douleur !”




J’étais heureux de l’avoir repéré en Guyane. Il y avait bien deux ans que je l’avais quitté à Vientiane. Ainsi, il avait réussi à regrouper les Hmongs et à gagner une zone de sécurité. Il poursuivait son œuvre.

Au Laos, il avait fondé une coopérative d’artisans ébénistes :

- ”Avant de leur porter l’Évangile, il faut bien que je leur donne des moyens de vivre!”

Ses compagnons étaient de prodigieux artisans. Il m’a suffi de leur montrer une photo sur un catalogue pour qu’ils se montrent capables de réaliser tous les meubles qui sont encore chez moi.

Il y a eu quelques surprises, bien sûr ! ... Je leur avais donné la photo d’une commode Louis XV à trois tiroirs, devant galbé comme il se doit, Le Père étant absent pendant qu’ils réalisaient leur travail, il s’appliquèrent tant que le derrière du meuble était aussi galbé que le devant ! Pas très pratique pour ranger la commode le long d’un mur, mais cette paire de commodes ( car il y en a une paire ! ), j’y tiens plus qu’à toute autre chose !







Bois de rose, bois de violette, palissandre ... Je ne sais comment ils se les procuraient malgré l’insécurité qui régnait dans le pays ... Quant à nous, nous étions consignés dans la ville et Thadeua, le lieu de vie du Père Brix, était la limite extrême de nos promenades.

Il ne m’appartient pas de parler de sainteté. Où donc et comment en irais-je peser les critères ? Je parle d’un homme, et j’ai plaisir à parler de lui. Lorsque j’ai quitté Vientiane, il vint me saluer à l’aéroport. Je sais que nous avions, entre nous, conservé l’habitude du vouvoiement, en signe de grande amitié :

- ” Et ne croyez pas que je fais la route de Thadeua pour tous ceux qui s’en vont !”

J’en suis persuadé. J’en ai retenu le prix, même si je me demande si j’en étais digne.

Le dimanche, parfois, nous allions suivre la messe qu’il disait dans une petite pièce de sa maison. Il est vrai que sa messe était rapide, mais était-ce un péché, et le Père Gaucher des “Lettres de Mon Moulin” ne fut-il pas absout malgré son élixir ? Croyez-vous que le Curé des “Trois Messes Basses” fut irrémédiablement condamné aux Enfers pour avoir trop aimé la dinde farcie ? – Qu’en penses-tu, Garrigou ?


La Messe était vite dite, mais pas expédiée pour autant. Un whisky la clôturait, lorsque nous étions redescendus au rez-de-chaussée !

J’ai connu un autre prêtre, au Maroc, qui levait son verre en disant : “Allez, père Bon Dieu, tu me pardonneras bien encore celui-là ! “ Il est vrai que c’est une autre histoire : Il s’agissait d’un aumônier de la Marine qui avait été brancardier pendant la guerre de Quatorze et trépané sept fois à la suite de ses blessures ! ... Ajoutons tout de même à propos de celui-là qu’il s’appelait ... l’Abbé Souris !

- ” Eh non ! Ce n’est pas moi qui ai fabriqué la Jouvence ! Le jour où j’en fabriquerai une, ce sera pour les hommes, pas pour les femmes ! “ ... Allez comprendre !

Dès que la messe était dite, donc, et dès que le whisky avait été bu, le Père Brix nous emmenait visiter ses ateliers. Plates-formes de ciment, un hangar couvert de tôles, une dégauchisseuse, une raboteuse, un tour ... Je crois bien que c’était tout. Ah si ! Il y avait une fraiseuse que Jean Brix était allé chercher lui-même en France au prix de je ne sais quelle débrouillardise et il y avait une scie à ruban et une scie circulaire.






Pendant un temps on parla de fabriquer des manches à balais. Il avait trouvé, paraît-il, un débouché quelque part ... Des manches à balais ! ... Après tout pourquoi pas ? - Il paraît que cela se fabrique avec d’énormes taille-crayons ! Je n’ai pas eu le temps de voir ces machines en place.

En ce qui concerne mes meubles, nous avions vu un peu grand : Le buffet est immense, je ne sais si nous pourrons vraiment le garder chez nous. La table ronde est vraiment lourde ... Mais Dieu que j’aurai de peine si je devais m’en séparer ! ... J’ai vu les artisans tailler leurs outils dans l’acier des lames de ressorts de camions, les affûter ... Y a-t-il un prix pour ce travail ?
Y a-t-il un prix pour l’étuvage de ces bois qui n’étaient pas secs, pour ces moulures et pour ces sculptures qui furent exécutées par des hommes accroupis, travaillant à genoux, à même la dalle de ciment !

- ” Mais si les Viets arrivent au Laos, non, ils ne me trouveront pas là ! Je sais ce qu’est la souffrance !”

Le Père Brix avait vécu pendant vingt ans au Vietnam.




- ”Un jour, je me suis trouvé coincé en haut d’un piton, parmi un groupe de montagnards “Khâ”, opposés aux “Viet” Les “Viet” occupaient tout le tour du piton. Mes compagnons avaient un mortier de quatre-vingts, mais il ne savaient pas s’en servir ... Je l’avais appris, moi, mais vous ne voyez pas un “curé” canarder à coups de mortier ? ... J’ai cependant regardé mes doigts, déjà écrasés par la Gestapo ...
Je n’ai pas tiré, non, je n’ai pas tiré moi-même mais, croyez-moi, j’ai expliqué aux “Khâ” comment il fallait s’y prendre ! Dieu nous a aidés.

Je l’ai vu souffrir pour les autres beaucoup plus que pour lui . Je ne l’ai jamais entendu pontifier ni décider du Bien et du Mal.

- ” Vous me dites que vous avez fait ceci. Et qui vous dit que ce n’était pas, exactement, ce qu’il fallait faire ? “

Et puis ... Et puis il y a quelques histoires dont j’ai conservé le souvenir, et qui font partie de la légende qu’il est pour moi devenu ...

Il participait à tous les événements de notre vie familiale. pour Noël, il offrit un billard à mes enfants. Un billard de sa fabrication, sinon de sa conception :


On lançait une toupie avec une ficelle. Elle parcourait plusieurs cases en faisant tomber les quilles qui s’y trouvaient. On comptait les points. Je dois l’avoir encore quelque part, ce billard !

Il racontait un jour :

- ” Lorsque j’étais au Grand Séminaire, je m’inquiétais tout de même : J’aurais voulu savoir pendant combien de temps me tenterait le démon de la chair, qui me tentait comme tout le monde ...

- ” On finit par s’y habituer, me répondait mon directeur de conscience, avec l’aide de la prière ... Mais en fait, ce Démon-là ne nous lâche guère avant la cinquantaine. Il faut apprendre à lutter, et se souvenir que l’on a prononcé des vœux de chasteté ! “

Un jour, racontait le Père Brix ... C’était au Vietnam... En ce temps-là les prêtres n’avaient pas abandonné la soutane ... Je revenais d’une tournée dans la montagne. J’étais à cheval ... Une rivière à traverser. Mouiller ma soutane ? Cela signifiait terminer ma tournée avec un vêtement trempé, un tissu rêche, qui mouille , gratte et coupe la peau, provoquant des échauffements cutanés. Je considère le site :

Les rives sont bordées de roseaux, il n’y a personne ni d’un côté ni de l’autre ... La rivière n’est pas très large ... J’enlève ma soutane, je la plie, je la pose sur ma tête ... et je lance mon cheval dans la rivière. La traversée, ma foi, s’avère facile.”

- ” Ah bien oui ! Je déboule dans les roseaux ... Toutes les femmes du village voisin étaient là, faisant leur lessive ! Comment ne les avais-je pas entendues ? Des rires ! Des moqueries ! Sans doute croyaient-elles que je ne comprenais pas le Vietnamien ? _ Toujours est-il que je les entendis s’esclaffer : « Il les a roses comme celles du buffle du village ! » - Il n’y avait aucune ambiguïté sur la nature des choses dont elles parlaient : C’est vrai que celles des buffles sont roses !”

_ ” Mais, voyez-vous, me dit mon directeur de conscience (Il m’avait accompagné sur le quai où je prenais le bateau pour la première fois), voyez-vous, je vous ai dit que le Démon de la chair vous tourmenterait jusqu’aux alentours de la cinquantaine... J’ai, moi-même, largement dépassé la soixantaine : Il me tourmente encore !”








Je ne voudrais surtout pas donner l’impression d‘une quelconque trivialité. L’acte le plus pratique, le plus quotidien, était baigné de tolérance et d’humanité. “Un Homme”, c’est le titre que j’ai donné à ce récit et c’est bien d’un homme que je parle, dans toute sa complexité, avec toute l’amitié qui en émanait.
Il me faut pourtant conter une autre aventure, sans quoi le portrait que j’aurais tracé serait incomplet.

Au préalable, et ce n’est pas une digression à vraiment parler, il faut que je revienne à deux autres personnages hors du commun .

Le Père Brix avait loué sa maison, ou bien l’avait-il prêtée ? _  je n’ai pas à en savoir, toujours est-il que logeaient dans sa maison la “Mère Kiki” et son mari “Gros Loulou “ ! C’était un couple remarquable à bien des points de vue. Lui,  était orthopédiste, employé par l’Organisation Mondiale de la Santé. Et Dieu sait s’il avait à faire, dans cette zone et en ces temps troubles de guerres ! La minceur n’était pas sa qualité première, l’adjectif accolé à son sobriquet le dit assez. Mais en plus, il avait une jambe raide, la gauche si mes souvenirs sont bons. Pour un orthopédiste, ce n’était déjà pas mal, on en conviendra !


Mais ce n’était pas assez : son épouse, la “Mère Kiki”, femme de caractère s’il en est, on le verra plus loin, était elle-même ... unijambiste ! Sa jambe droite était remplacée par une sorte de pilon. Quand ils allaient ensemble, l’un clochait à droite, l’autre clochait à gauche ! Autrement dit, le couple paraissait dès l’abord parfaitement qualifié en matière d’orthopédie.

La “Mère Kiki” travaillait pour une agence de voyage. Elle prenait souvent l’avion. De ses voyages, elle ramenait toujours quelque chose pour les amis. Ce jour là, nous partions en pique-nique au bord du Mékong. Elle offrait des fromages. Des fromages ! Vous pensez, au Laos, des fromages fraîchement rapportés de France !

_ ”Mais la douane ? “

_ ” Je les avais placés dans le creux de ma jambe artificielle. J’ai délacé celle-ci et je l’ai passée à mon mari par-dessus le comptoir des douaniers ! “

Mais il y eut d’autres aventures, dont une qui est inoubliable !


Imaginez : “Gros Loulou” avait disparu, mais disparu ... depuis hier soir !

_ ”Oh ! Je sais bien où il st, dit la “Mère Kiki”. Il est encore (c’était donc si fréquent?), il est encore parti au bordel ! Il ne pourra rentrer que lorsqu’il sera dessaoulé ! Mais cette fois-ci, cela ne se passera pas comme ça ! Je vais aller le chercher, et je le trouverai, même si je dois visiter tous les bordels de Vientiane !
(Ils étaient nombreux en effet, même si les Américains avaient déjà évacué le Laos ... )
Ce qui était grave, c’est que la “Mère Kiki” était armée d’un pistolet ! Elle avait une arme de gros calibre, ce qui s’expliquait par les événements. Elle saute au volant de sa voiture, bien décidée cette fois-ci à “lui faire la peau” !

Qu’auriez vous fait, à la place du Père Brix ? Il prend le volant, et les voilà partis tous les deux pour faire la tournée des bordels ! Au moins pouvait-il espérer calmer les choses ... Je ne sais combien de bordels ils visitèrent. En chemisette blanche, le père Brix menait les recherches comme il pouvait. Il parlait couramment le Lao et le Vietnamien, ce qui facilitait les choses ... Ils trouvèrent “Gros Loulou” cuvant comme il se doit ... cuvant l’opium ou bien l’alcool, je ne sais. Ils le ramenèrent à la maison;


Jusque là, le Père avait réussi à maintenir le calme. Il en fut tout autrement quand on arriva ! Imaginez la scène :

“Gros Loulou” court autour de la maison, aussi vite que le lui permettent sa patte raide et son état embrumé ! La “Mère Kiki” court après lui en sautillant sur sa jambe artificielle. Elle brandit un Colt 45 chargé.

_ ” Salaud ! hurle-t-elle, cette fois-ci, j’aurai ta peau ! “

Le Père Brix, qui vient derrière, essaie de calmer les deux autres ! On ne peut guère imaginer scénario plus invraisemblable !

Bref, le Père fut vainqueur, puisque je retrouvai les trois protagonistes en vie ! Épiloguez donc si l’envie vous en prend : Fît-il pas mieux que de laisser aller les choses ?

Je lui avais écrit en Guyane, après l’avoir aperçu sur mon écran de télévision.

_ ” Il ne risquait pas de te répondre. Il était dans un hospice, à Vannes. Il serrait les dents : “ Tu sais, ça fait mal !”


- “Il n’est pas possible que la parole de Jésus Christ ne parvienne pas à convaincre les hommes. Si nous ne l’avons pas accueillie, elle trouvera d’autres cheminements ! “

Je crois bien que lorsque Jean Brix, Oblat de Marie Immaculée, me faisait cette déclaration , la seule qu’il m’ait jamais faite sur le thème de la religion, il était en train de me montrer des Bouddhas, en bustes ou dont on lui demandait de monter les têtes sur des socles de bois ! (On avait découvert non loin de là, de l’autre côté du Mékong, et donc en Thaïlande, une immense métropole antique dont se trafiquaient les bronzes !)

_ ” La nouvelle ère des idoles, me dit-il, mais il faut que je donne du travail à mes compagnons ! “

Jean Brix, j’ai dit ton nom.














Capuchon dilaté tête triple
Le Naja-père glisse à la vasque du lotus
Mille marches rouges en plein soleil
Mains jointes courbé saluer trois fois
À la roue du destin placer l'obole

Siva aux multiples bras danse sur le mont
Plier sous le joug
Entrer au risque de la danse
Sous les blocs un diable rit
L'ombre garde des odeurs d'encens et de cire
L'eau sainte dût couler sur la dalle autrefois
Où se dessine un triangle de lumière

Coller au front du boeuf la feuille d'or
Psalmodie pour le rythme des saisons

L'issue est en plein ciel
Au gardien de pierre grise
Les lanciers s'y pressent
Et les archers
Et les éléphants de profil
La voie de cinabre monte
Marquée de stèles
Dans l'union du ciel et de la terre ...

Les rizières et les vols d'oiseaux aquatiques ...














_ à tous les petits enfants cambodgiens.




Un arbre blanc
Navré
Tend sa branche sèche
Le chaume a brûlé

Gong de bronze du soleil à midi
Tais-toi l'enfant

Nuages lourds d'oxydes
Aurons-nous la pluie ?

La mare est jaune de chrome
La corne du buffle est noire
Le vent vert
Le paddy lèvera

Et les vols d'oiseaux aquatiques ...











« CELA FAISAIT VINGT-SEPT ANNÉES ET ILS N’AVAIENT PLUS D’ESPOIR DE ME REVOIR. AUSSI, LORSQUE JE REVINS ET QUE JE LEUR RACONTAI TOUT CE QUE J’AVAIS FAIT ET TOUT CE QUI M’ÉTAIT ARRIVÉ, ILS FURENT STUPÉFAITS … »









LES PETITS CAILLOUX PERDUS







AU MAROC

SUR L’OCÉAN ATLANTIQUE


Je dois avoir douze ans. Avec notre mère, nous nous trouvons embarqués sur un cargo mixte dont je ne sais plus le nom. Nous sommes partis de Casablanca, si mes souvenirs sont bons. Le bateau doit faire escale à Mogador et nous conduire jusqu’à Agadir où mon père nous attend. C’est la guerre en Europe et l’on ne dispose ni d’automobile, ni d’essence pour faire ce long voyage par la route …

Il fait « un temps de curé » ! La mer est aussi calme qu’une mare d’huile. Aucun souffle de vent. Une chaleur à crever. Dans notre cabine, nous couchons dans des couchettes superposées : Bonne occasion pour chahuter, je fais tomber mon frère de la couchette supérieure, il se fend le cuir chevelu. Il saigne abondamment. Cela ne sera pas grave, mais on a dû lui bander la tête … pansement impressionnant !

Depuis quelques jours les adultes qui nous entourent, et particulièrement le commandant du navire, semblent inquiets : La cargaison s’est déplacée, mal arrimée par des dockers peu soigneux. Le bateau s’incline sur tribord ( tribord, c’est la droite m’a-t-on expliqué … Et pourquoi les marins ne parlent-ils pas comme tout le monde ?) Nous prenons de la gîte, de plus en plus de gîte …

Chaleur écrasante, toujours pas de vent et pas une ride sur la mer. Le bateau se traîne. Il s’incline de plus en plus. Il a tellement de gîte que l’eau arrive juste au-dessous du plat-bord : La situation est sérieuse. Néanmoins, toujours à toute petite vitesse, nous parvenons à entrer dans le port : À quai, vite ! On décharge la cargaison, le plus vite possible, puis on la rechargera de façon plus stable. Ces opérations prennent plusieurs jours : Un quai en plein soleil, une voie ferrée rouillée, des grains de blé dispersé entre les rails … Occuper le temps : Pêche à la ligne au bout de la jetée … Jamais vu autant de poissons ! On est obligé de taper sur l’eau avec un bâton pour que l’hameçon ait le temps de couler : Il faut éloigner les petits sars pour que l’appât atteigne les profondeurs où sont les gros !

Mogador est une ville fortifiée autrefois par les Portugais. Plus tard, elle s’appellera Essaouira (La bien dessinée), et deviendra une destination recherchée par les touristes fortunés.




-« Au loin, les îles Purpuraires ;
     En dessous, l’océan, en dégradés de couleurs …
     sardine argentée
     vert glauque
         rose saumoné
         jaune sablonneux
         et enfin panaché de blanc à la lisière des vagues, signature du vent.
       
       Je me pète la gueule à la force de l’intensité visuelle du spectacle,
       levant mon verre à l’infini salé : c’est la mer à boire. »

Jean Edern Hallier (Carnets inpudiques)

Nous repartirons vers le port d’Agadir, dans lequel nous entrerons sans plus d’encombre …




*


Souvenirs de fruits, sucrés comme les dattes, « sucramers» comme les coings, grumeleux comme figues de Barbarie, juteux comme grenades. Odeurs d’épices et de terres chaudes. Cailloux tranchants, eaux claires, vents tièdes et libres ... marcassins, gazelles, sarcelles ...

Et l’Atlas, ligne bleue ourlée de blanc, du côté de l’Est.

En 1941, nous demeurons au sud d’Agadir. Nous sommes, à cette époque les seuls Européens dans l’endroit, ou presque. Tous les matins, une voiture de la Base Aéronavale nous conduit à l’école de la ville : sept kilomètres à parcourir, voiture à carrosserie rectangulaire, noire, le coffre arrière fait saillie, la peinture reluit ... Une Juvaquatre ? Petits rideaux aux vitres, vases uniflores de cristal. Délicieuse voiture ! Plus tard, le nombre d‘écoliers ayant augmenté, on nous mènera en autobus. L’allégresse y gagnera avec le nombre, se traduisant immanquablement par des chants, des cris, des rires.

- ”Imaginez une nouvelle aventure de Pinocchio.”


Ivresse de l’écriture ! Je rivalise avec bonheur avec une fillette de mon âge pour obtenir les meilleures notes. Elle est blonde. Son père est, je crois, médecin.
Ses cheveux sont tirés, tressés, roulés en coquilles sur les tempes. Elle a les yeux bleus. Nous avons onze ans. Je l’aime d’amour. Le jour de notre première communion solennelle, nous avons échangé des images pieuses, à placer entre les pages de nos missels tout neufs.
J’ai une autre raison de me souvenir de ma première communion. Je portais un costume sombre et un brassard en dentelles. L’abbé Souris Prononçait l’homélie ... Pas celui de la “Jouvence”, celui qui était aumônier de la Marine, ancien brancardier pendant la Guerre de Quatorze, trois palmes à sa Croix de Guerre et quatre fois trépané !

-” Qu’est-ce que vous venez faire ici, les enfants ? ... vivre une belle cérémonie et puis après aller faire un bon repas ? _ Eh bien, la Première Communion, ce n’est pas ça !”


À la fin de l’année, mon amie obtint son diplôme du Certificat d’Études Primaires. Je ne l’obtins pas : En dehors des compositions françaises, j’étais nul, absolument nul.

- ”Ne va pas la voir !”

Trente ans après ... “Ne va pas la voir !” - Elle habite à quelques kilomètres de chez moi, sur la côte atlantique. Je n’y suis pas allé. Je ne l’ai jamais revue. C’est aussi bien ainsi, sans doute ... Je garde intact le souvenir de ses cheveux blonds en coquilles et de ses yeux bleus.

- ” Ne retourner jamais vers ses amours enfantines, ce sont de trop précieux souvenirs!”

Rentré en France, je subis les épreuves d’un examen nouvellement et opportunément créé. Je composai donc à nouveau :

_” Racontez un livre que vous avez aimé.”

Je racontai ... Les “Mémoires d’un Âne”, de la Comtesse de Ségur (née Rostopchine...) Cet examen me permit de rentrer en classe de sixième, à Rochefort-sur-mer, au lycée Pierre Loti, triste bâtisse de style jésuite, hauts murs et fenêtres haut perchées. Morne passage en ces lieux. Le hall d’entrée, à colonnes de faux marbre, était revêtu de grandes plaques de marbre (vrai, celui-là ) sur lesquelles s’alignaient les noms des anciens élèves “Morts pour la France”


Listes impressionnantes de Capitaines, de Lieutenants, de Généraux, de spahis, d’artilleurs et de marins avec, face à chaque nom suivi du prénom, une mention du lieu de la bataille qui avait été fatale. On longeait ensuite un long cloître (Les bâtiments avaient autrefois abrité un établissement des Jésuites), au fond duquel se tapissaient le Surveillant-Général et le Censeur des Études.
On parvenait alors au pied de l’escalier qui menait au bureau de Monsieur le Proviseur. Il m’arriva une fois de monter cet escalier : Je comparaissais devant le Conseil de Discipline - Gens doctes et compassés, peu engageants et manquant d’aménité. Je m’étais battu, je crois - Je ne sais pas avec qui - Quand on est, comme je l’étais, fils d’officier, il n’était pas si facile d’exister, en cette période “rouge” d’après guerre. Le Tribunal a tranché : On ne me reprendra pas à la prochaine rentrée.

-” Et puis, vous savez, nous vous conseillons de le placer au plus vite en apprentissage chez un menuisier, ou mieux : chez un ostréiculteur. “

Tout était dit de l’estime en laquelle on me tenait et tout était dit du crédit que l’on accordait à mon avenir, tout était dit, également, de l’estime que l’on avait pour les menuisiers et les agriculteurs ! ... Après tout,peut-être bien que si j’étais devenu ostréiculteur ou menuisier, j’aurais été tout aussi heureux ! ... On ne refait pas le passé.





Pourtant; j’aimais lire, j’aimais raconter, j’aimais les poèmes ... Et j’aimais faire enrager mon frère, le “matheux” :

-” Et pourquoi ne pourrais je pas faire passer plusieurs droites parallèles par le même point ? - Un point n’a pas d’épaisseur, mais une droite non plus : Pas d’épaisseur plus pas d’épaisseur, cela fait toujours pas d’épaisseur !” Il se mettait en colère et me traitait d’imbécile. Ce qui ne me démontait pas. Lui, il avait l’esprit rationnel et scientifique. Il bricolait des postes à galène et installait des haut-parleurs sous le lit de la petite bonne, dans la chambre à côté. Il la faisait ainsi sursauter et hurler en pleine nuit. Moi, je m’intéressais plus à l’élevage des vers à soie, dans des boîtes à chaussures, sur la table de notre chambre.

C’était dit, je ne comprendrais jamais rien aux mathématiques et j’étais imperméable à toute logique. D’ailleurs, je ne savais même pas mes tables de multiplication ... C’est tout dire!














ROCHEFORT-SUR-MER



UN PARFUM QUE L'ON N'OUBLIE PAS




C'était une petite boutique, une toute petite boutique toute remplie d'ombres, de mystères et de rêves. De la rue, on y percevait des éclats dorés ou argentés, des masses plus ou moins identifiables. Des sacs de jute étaient accroupis le long des murs et devant des meubles à tiroirs et à portes basculantes. La plupart de ces sacs montraient des coins étirés en longues oreilles de lièvre. Quelques-uns ayant le col ouvert, roulé comme le col d'un pull-over laissaient apercevoir de grosses graines jaunâtres, ovoïdes, fendues. Il y avait là des trésors, et leurs provenances, inscrites sur la toile en lettres noires, avaient de quoi faire rêver : Bogota, Porto Rico, Caracas, Rio de Janeiro, Managua, Moka, Dakar, Bamako, Conakry ! ... Tout l'imaginaire des expositions coloniales, les romans, les histoires des conquistadores, Savorgnan de Brazza, Cendrars, José Maria de Heredia, les Mayas, les Aztèques, l'Arabie, le Mozambique et Fenimore Cooper tout à la fois, sans autre justification.

C'eût été encore bien peu et cela n'eût guère justifié ce détour que les écoliers faisaient régulièrement au sortir des classes, pour se rendre à la maison. D'ailleurs, la plupart du temps, ils faisaient le détour pour rien, ou à peu près pour rien : Ils ne faisaient que rêver devant la machine pansue, luisante, que l'on distinguait à gauche du comptoir de bois rouge. Machine ronde, extérieurement noire, vernie, de ce noir que l'on ne voit qu'au ventre des locomotives à vapeur d'autrefois : Un noir plus noir que tout, plus noir que le noir. On aurait pu comparer la cuve large et profonde à ces "toupies" à l'intérieur desquelles s'installent deux ou trois enfants et qui tournent, qui tournent sur les carrousels, entre les chevaux de bois. Celle-là ne tournait pas et l'intérieur était de cuivre rouge : Un vrai soleil des Caraïbes retenu là, brillant, chaud, mais sage et calme tout à la fois. Les écoliers rêvaient devant ce soleil dont quelques rayons allaient effleurer des ustensiles divers : Profondes truelles ou cuillers de cuivre elles aussi, ventres de plusieurs moulins à manivelles, poignées de meubles, rebords du comptoir ...

Une fois par semaine ... Et les nouveaux écoliers de la ville le comprenaient vite ... Une fois par semaine, le vendredi, je crois, la boutique du marchand de café remplissait vraiment sa fonction : Le marchand torréfiait ... Autant dire qu'il embaumait tout ce quartier de la ville. C'était un vrai bonheur !

De nos cinq sens, l'odorat est celui qui est le plus rarement flatté. Il y a bien l'odeur du pain chaud, chez le boulanger. Mais surtout le souvenir du four, quand on l'ouvrait, et, mêlée à l'odeur du pain, celle de la dinde que ma mère avait apportée pour la rôtir !
Il y avait bien aussi l'odeur des pommes que l'on faisait cuire dans le four de la cuisinière, après leur avoir évidé le coeur et l'avoir rempli de sucre et de beurre ! Il y avait l'odeur de l'épicerie : poivre, cannelle, miel et poisson salé. Mais le parfum du café, le jour où le marchand torréfiait ses graines !

Le café est un breuvage un peu amer, mais son odeur ! Je ne connais pas d'odeur plus somptueuse, plus enveloppante, plus subtile et plus impérieuse tout à la fois. Les rues, le vendredi après midi, en étaient remplies et c'était une fête. Les écoliers, dès la sortie des classes, humaient le vent, qu'il fût fort ou léger. Ils allaient lentement, s'emplissant les narines largement ouvertes. Je crois bien qu'ils se taisaient. En tout cas ils étaient sages, très sages ce jour-là. On eût dit qu'ils participaient à un cérémonial. Ils s'agglutinaient sur le trottoir : Dans la large cuve noire une palette tournait, brassait les grains qui prenaient lentement des tons dorés puis bruns, s'assombrissaient progressivement pour aller presque jusqu'au noir.


L'odeur du café fraîchement torréfié, maintenant encore, est pour moi parfum de splendeur, de somptuosité, de magnificence, de rêve et de délices tout à la fois. Le vendredi soir, si j'étais trop en retard pour rentrer à la maison, ma mère savait où me trouver : J'étais immanquablement devant la boutique du torréfacteur, mais si l'on n'était pas venu me chercher, je crois que je pourrais y être encore !








EN  VENDÉE









Après le lycée de Rochefort, j’allai donc en pension ... chez les Frères ! Je n’y restai qu’une année. J’y serais bien resté plus longtemps, mais je dus suivre ma famille vers une nouvelle affectation paternelle.




-”N’a pas l’esprit de Saint Gabriel”, écrivit le Très Cher Frère Directeur en marge de mon livret scolaire. Je n’ai jamais su ce que pouvait bien être ce fameux “Esprit de Saint Gabriel” et je ne comprendrai jamais sans doute en quoi il me faisait défaut, ce qui démontre bien que les annotations des livrets scolaires ne servent à rien, sauf parfois à blesser ceux qui en sont les victimes. J’ai pourtant souvenir d’avoir “saboté” comme les autres dans la cour de récréation (nous portions des galoches de bois en ces temps d’après-guerre ). J’aimais bien la chapelle, juste assez grande pour que nous en remplissions tous les bancs. Elle sentait le bois et la cire. J’avais un missel noir et volumineux, aussi gros qu’un Petit Larousse ! Je jetais un coup d’oeil oblique sur ce que faisait mon voisin lorsqu’il tournait les pages : Je n’ai jamais su me débrouiller tout seul pour cela et je n’ai jamais rien compris au Latin que l’on utilisait en ce temps-là pour les prières ! J’ouvrais la bouche comme les autres, et je la refermais comme les autres, pour faire croire que je chantais comme eux. On m’avait convaincu une fois pour toutes que je chantais faux, et d’ailleurs je n’ai jamais su aucun cantique. Les portées musicales qui remplissaient les pages étaient sans signification aucune pour moi, (Il en est toujours ainsi maintenant et je regrette vivement que personne ne soit parvenu à m’y intéresser).





Le dimanche, nous assistions à la “Petite Messe”, puis à la “Grande Messe”, à la Bénédiction, et aux Vêpres. À l’autel, nous tournant le dos, un prêtre s’occupait à ses affaires, qui étaient bien étrangères aux miennes. Il marmonnait et chantait, alternativement mais toujours en Latin. J’avais mémorisé quelques bribes, que je saurais encore restituer. Je somnolais parfois un peu pendant les homélies, mais je n’étais pas le seul. Quand mes condisciples se relevaient tous ensemble pour s’agenouiller ensuite, j’en faisais autant.

Parfois, dans la grande salle de conférences qui nous contenait tous, des prêtres missionnaires venaient nous parler de leurs travaux en Afrique. Je cotisais comme les autres à la “Ligue Maritime et Coloniale”, (Je ne crois pas qu’elle s’était déjà rebaptisée “Ligue Maritime et d’Outre-Mer). En tout cas, beaucoup plus que mes camarades, je me sentais proche de la Marine et de l’Outre-Mer. J’y avais quelques références ...

Nous jouions au football dans la prairie, parfois. Je n’y excellais pas, mais je m’amusais bien. Un Frère relevait sa soutane et faisait fonction d’arbitre. Il n’en finissait pas de souffler dans son sifflet à roulette. Un beau jour de printemps, on organisa un concours de pêche à la ligne., au bord de la rivière.



Je ne pris pas le moindre gardon, mais j’avais été heureux parmi les roseaux. Et si c’était ça, le bonheur ?

Par contre, aux combats de lutte, j’étais imbattable. De la “prise de l’ours”, je m’étais fait une spécialité, misant, pour la réussir, sur ma taille et sur mon poids. Mais un seul concours de lutte fut organisé ... Dommage, cela m’avait permis “d’exister”. Chacun a bien besoin de se sentir “exister” en quelque domaine.

Deux ou trois fois par an on organisait un jeu collectif étrange, que je n’ai jamais retrouvé ailleurs et dont je ne connais pas les origines : Cela tenait de la thèque, et donc du base-ball, mais on jouait monté sur des échasses et en sabots de bois. Je n’y ai pas joué personnellement, étant relégué aux rangs des spectateurs. Sans doute eût-il fallu demeurer beaucoup plus longtemps à la Pension Saint-Gabriel pour avoir droit aux échasses et être intégré à une équipe. Les jeunes Vendéens n’étaient pas toujours très fraternels vis-à-vis des “étrangers”.

Il m’arrivait de me sentir malheureux. je me réfugiais alors à la lingerie. Là aussi, cela sentait bon le bois de chêne et la cire d’abeilles. Cela sentait aussi le drap repassé humide, et un peu la lessive encore.



Nos vêtements étaient pliés et empilés dans des casiers, chaque pile surmontée de la casquette galonnée, la veste bleu marine suspendue à côté, que nous porterions pour les dimanches de sortie.


Je ne sortais pas. On ne venait me chercher qu’à la fin de chaque trimestre.

À Saint-Gabriel, on m’apprit un peu ... à jouer du clairon ! ... pour la fanfare qui précédait nos colonnes à travers les villages et les bourgs, de reposoir en reposoir ... Il y en a, des reposoirs, en Vendée !

Si j’ai gardé un souvenir ému du “Frère linger”, c’est que c’était un brave homme. Il me faisait boire du tilleul, dans une grosse tasse en faïence, sur sa table à repasser .

J’aimais bien aussi le “Frère cordonnier”. Il clouait des bandes de caoutchouc sous les semelles de nos galoches. J’aimais aussi le “Frère-portier”. Vingt ans plus tard, alors que je passais par là pour revoir notre chapelle, je retrouvai, dans les mêmes fonctions, le “Frère-portier”... et il se souvenait très bien de moi !



“L’Académie de Saint-Gabriel”, une ou deux fois par an, organisait des “concours littéraires”. Les “Académiciens” siégeaient sur l’estrade de la salle de conférences, le jour de la proclamation des prix. J’obtins une mention, décernée pour “les contrastes de mon style”.

J’avais eu à présenter une composition sur la nativité. Il est vrai que je réussissais toujours assez bien mes compositions françaises, mais là se bornaient mes talents. Je n’ai même jamais rien su en grammaire ou en arithmétique. Peut-être mon esprit y était-il hermétique, ou bien avait-on tenté de me les enseigner de façon aussi adéquate qu’on l‘avait fait en éducation musicale ... Il me fallut longtemps pour ne pas paraître complètement stupide en ces matières, encore que je ne sois pas très certain d’y être parvenu !

J’obtins pourtant un premier prix ... en Histoire Religieuse ! Mais je suis encore beaucoup plus fier de la mention accordée par “l’Académie”.

Cependant, je n’avais pas “l’Esprit de Saint-Gabriel” ! C’était écrit ... Il est vrai que j’avais eu parfois des velléités d’arguties pour opposer la liberté de l’homme à la Toute Puissance de Dieu .... Trop, et trop tôt philosophe ?



Un beau jour, je me retrouvai en Provence. Il fut difficile, semble-t-il, de trouver un établissement scolaire dans lequel on voulut bien m’accueillir. Mon frère aîné fréquentait le lycée de Draguignan mais sans doute mes références étaient-elles insuffisantes pour que l’on m’en ouvrît les portes ... C’est dommage, j’y ai manqué la rencontre avec le beau-père de “François”. Il en était le proviseur.

-”Nous aurons tout tenté. Attendons encore un peu avant de le mettre en apprentissage.”

À titre d’essai, mes parents m’avaient tout de même envoyé passer les vacances chez un ostréiculteur du bassin de Marennes. J’avais beaucoup apprécié les expéditions en bateau dans les parcs à huîtres de la Seudre.










LA PROVENCE


Me voilà à Lorgues, inscrit au “Collège Moderne et Technique”. L’adjectif “moderne” était rassurant : on ne me demanderait plus jamais d’étudier le latin ! La période qui commençait alors s’avéra très étrange, initiatrice, inoubliable. Je fus à la fois très heureux et très malheureux, et ces alternances ne sont-elles pas l’image de la vie ? Comment en débuter le récit ? Quelle chronologie, quelle logique ? J’eus des moments très forts, très sensuels, très créateurs. Ce fut un véritable, un authentique printemps ...


Dans un contexte inimaginable, incroyable, je vécus à la fois les aventures du “Petit Chose” et celles du “Grand Meaulnes”. Je vécus des ivresses à la manière de “Manon des Sources”, des rêveries à la Giono, des emballements dignes de Fabrice del Dongo. je me trouvais dans le pays des “félibres”, je piégeais les grives, comme le petit Pagnol..

Lorgues est un gros bourg situé au-dessus de la cuvette des Arcs et de Vidauban. On y est dans la montagnette et près des pins. De là-haut, on dévale vers Le Cannet-des-Maures et le Luc où demeuraient mes parents, puis vers Saint-Raphaël ou vers Soliès. On n’est pas bien loin de Barjols où l’on fête “les Tripettes” chaque année, en dansant dans l’église. On n’est pas bien loin de Gonfaron ... Vous savez bien, la ville où la population, rangée en file indienne souffle dans le derrière de l’âne avec un chalumeau, pour le gonfler et le faire voler ! Et puis le dernier qui s’est présenté a retourné la paille pour ne pas porter à ses lèvres l’extrémité sucée par les autres ... Ah, l’hygiène, mon cher ! Fréjus est proche, et Sainte Maxime, Toulon ...



Lorgues s’organise de part et d’autres d’une avenue en pente. Cette avenue, comme il se doit, est bordée des deux côtés de grands platanes. Comme il se doit également, il y a une fontaine qui chantonne nuit et jour, et l’eau des fontaines était potable en ce temps-là. Comme il se doit, on boit le pastis et on joue aux boules. Vers midi, la petite ville est écrasée de soleil. Personne ne s’y montre, pas même aux alentours du bistrot dont le patron a fermé le rideau à demi. Il n’y a personne aux abords du petit garage où René Viéto et ses équipiers remisent leurs vélos. Tout en haut de l’avenue, derrière une grille, se dresse la bâtisse carrée du Collège “Moderne et Technique”.

_”C’était hier, n’est-ce pas ?” m’a dit la serveuse du bar ...





«SACHEZ, MES FRÈRES, QUE, DE RETOUR À BAGDAD, JE RETROUVAI MA FAMILLE, MES INTIMES ET MES CAMARADES. JE VÉCUS AU COMBLE DE LA TRANQUILLITÉ. DE LA JOIE ET DU REPOS. J’OUBLIAI MES TRIBULATIONS PASSÉES … »






LA BAUXITE








La bauxite, dont le nom dérive de celui du village des Baux en Provence, où elle fut découverte, est un minerai d’aluminium. Elle est rouge, rouge sang de bœuf. Nous en voyions passer, par pleins chargements d’énormes camions, tout au long des routes de Provence. C’était en 1948. Je n’ai connu de roches aussi rouges, voyageant également par pleins camions, qu’en Nouvelle-Calédonie où l’on extrait le minerai de nickel. D’ailleurs, l’exploitation des deux minerais présentait beaucoup de similitude : C’était par pans entiers que l’on abattait les flancs des collines, terrasse après terrasse. Cette exploitation, je crois, a cessé en Provence où les gisements ont été épuisés.





Au lycée Lamoricière, à Oran, J'avais commencé à étudier le Latin ... avec autant de succès que dans mes études de solfège, ce n’est pas peu dire ! Du reste cette étude de langue morte me rappelait un peu l'étude de la musique telle qu'on la conduisait dans ce temps-là : "rosa, rosa ..." C’est tout juste si le chef d’orchestre ne faisait pas danser la baguette !
J'eus tellement de succès que l'on me conseilla vite d'abandonner. Il faut dire aussi que l'haleine de mon professeur sentait plus souvent le vin que la rose ! Par contre, je continuai à étudier l'Anglais : J'aurais été bien incapable d'enfiler des mots dans le bon sens pour aller acheter une boîte d'allumettes à l'épicerie du coin ! Mais je connaissais des mots : On nous faisait apprendre des listes de mots … Ils se déposaient par couches dans ma mémoire latente. Je fus tout étonné de les voir ressurgir lorsque j'en eus vraiment besoin ... quarante ans plus tard ! Pour l'heure, il me souvient que j'étais censé traduire Peter Pan et « The Tempest », de Shakespeare.

Arrivé en Provence, c'est l'Italien que je fus obligé d'aborder comme deuxième langue, proximité de l'Italie oblige. J'aimais bien l'Italien, très musical, mais cet enseignement était encore une autre rupture pour moi car les Bons Frères vendéens m'avaient initié ... à l'Espagnol ! J'avais également aimé l'Espagnol et ses sonorités viriles. Plus tard, en un autre collège encore, je ne trouvai ni professeur d'Italien, ni professeur d'Espagnol. On me proposa l'Allemand ... que je refusai : Cela allait bien comme ça !


À la maison, nous dansions quand les filles du Marquis venaient dîner. Après avoir mangé des brochettes sur la terrasse, nous repoussions les meubles contre les murs de la salle à manger et nous mettions en route le tourne-disques « Teppaz. ». Je dansais très mal. Et je ne danse pas mieux maintenant. Mais j'étais ... Je peux bien le dire, j'étais amoureux. De qui ? -De toutes les filles du Marquis, toutes à la fois et elles étaient cinq ! J'aimais, et je prétends que l'amour préexiste à la rencontre de son objet. Pour l'instant, il était diffus. Il n'y avait pas vraiment d'objet, mais il était bien là.

Nous dansions le paso-doble, avec des allures espagnoles et la samba brésilienne. J'aimais ... L'aînée avait une lourde chevelure châtain, elle était coiffée de rouleaux qui lui faisaient une couronne, la seconde était blonde, la troisième était la plus proche de nos âges. Le dimanche, ou bien pendant les périodes de vacances, nous faisions de longues balades à bicyclette.

- "T'en souviens-tu, nous escaladions le massif des Maures, en file indienne ou bien par paires.

L'époque était bizarre : la guerre était si proche encore et si lointaine tout à la fois ! Elle avait laissé ici si peu de traces ... Les vignes étaient bien alignées, bien soignées, les façades étaient passées à l'ocre, les trains roulaient, crachant la fumée et tirant leurs chargements de bauxite. Le "SOIR du GRAND SOIR" n'en finissait pas d'approcher.

- " Mais De Gaulle a fait rentrer Thorez et il y a des Ministres Communistes !"

Qu'est-ce que c'était, en fait, qu'un "Communiste" ? - Il fallait les craindre.
Y avait-il eu, ici, des Résistants ?
- Il y en aurait eu.


Le gendre du proviseur du lycée de Draguignan s'appelait François Mitterand. -" Il en parle assez pour que nous le sachions", disait mon frère aîné qui fréquentait cet établissement.

- "Mon gendre François ", disait-il. Et le proviseur, lui, s'appelait Monsieur Gouze. Ses élèves le surnommaient "Lauk", bien sûr. Pourquoi "Lauk" ? Ce mot désigne l'oie en Provençal ... Pourquoi" l'oie" ? _ À cause de "goose", en Anglais ! François ? – C’était François Mitterand, bien sûr !


Notre file de bicyclettes s'engageait dans des chemins invraisemblables, non goudronnés et caillouteux. On longeait des talus, on passait entre les oliviers et les pins. Nous finissions toujours par arriver dans un hameau. Ce n'était jamais le même, mais ils étaient tous déserts. Le foin se trouvait encore au râtelier des étables, il y avait de l'eau dans le puits et le seau pendait à la chaîne. La fontaine coulait.
Le hameau comptait cinq ou six maisons vides aux portes et aux volets battants. Les murs étaient faits de la même pierre dont on avait construit les terrasses aux flancs des collines. Aux façades, il y avait des roses épanouies, il y avait des fruits aux branches des amandiers et des figuiers. Les vignes étaient un peu devenues folles, mais il y avait des grappes sous les feuilles.

Souvent, dans ces hameaux intacts, j'ai trouvé à terre, brisée, une plaque de marbre. En la reconstituant à la manière d'un puzzle, on pouvait déchiffrer une inscription qui indiquait que là s'était installé un Chantier de Jeunesse.

- "Maréchal, nous voilà !" - Je connaissais cela. Je savais les blousons, les pantalons de golf, les badges et les bérets. Le mât du drapeau était encore en place. On pouvait imaginer toute une animation ... J'en verrai, tout au long de ma vie, des plaques brisées, de marbre ou de bronze ! J'en entendrai, des chants de gloire !

Dans les maisons de ces hameaux, les meubles avaient disparu, les fenêtres étaient ouvertes, qui donnaient sur des panoramas éblouissants de paix, de beauté et de lumière, toujours dans le chant des cigales ! Sont-elles encore debout, ces maisons ? Je les pense habitées par de blonds Hollandais et leurs enfants, par des familles anglaises, ou par des familles allemandes, aux jours d'été. L'eau des fontaines coule-t-elle, claire encore ?

Nous cherchions des "moines" sous les pierres des murets de terrasses. Ce sont de petits escargots blancs ou rayés de noir. La Mère Fournier préparerait la "suçarelle" à l'épaisse sauce. Vous prenez une coquille entre deux doigts, vous sucez ...Tous les parfums des herbes de Provence !

Nous étendions une nappe sur le sol. Nous sortions le déjeuner. Après avoir bien ri et bien mangé, nous partions dans la garrigue pour grappiller. Nous rencontrions ici une grappe, ici un abricot, là une pêche ou une poignée d’amandes vertes. Nous rentrions tard le soir.




L'été, ma famille prenait le train et partait dans l'île d'Oléron, par Toulouse et Bordeaux. Debout dans le couloir du wagon ou bien allongé sur le plancher, dans un soufflet. L'air sentait le charbon. Au gré des courbes de la voie nous apercevions la locomotive. Nous recevions des escarbilles dans les yeux. Nous arrivions épuisés.

Nous rendions d'abord visite à ma grand'mère paternelle, à Rochefort. Notre maison était louée, mais elle occupait un petit appartement dans le fond de la cour, au premier étage. Elle vivait seule, cousant, tricotant, faisant du crochet, brodant des coussins.

-"Elle a de l'or au bout des doigts. Pourquoi n'a-t-elle jamais voulu travailler ?"

J'aimais bien ma grand'mère mais je ne la voyais que rarement. Lorsque nous allions la voir, il semblait toujours qu'un malaise s'installait entre elle et mes parents. On parlait peu. On soupirait beaucoup. Ah ! les non-dits, dans les familles ! Pourtant elle m'écoutait, elle, elle me parlait lorsque nous en avions l'occasion. Mais il me semblait qu'en me parlant, elle se surveillait, comme si on avait pu la surprendre et lui faire des reproches. Ma grand'mère ne m'accablait pas, elle, sous les poids accumulés de mes "sottises" !

Oh ! Et puis quelles "sottises" ?

J’avais laissé un jour tomber le seau au fond du puits ... J'avais raconté je-ne-sais-quoi, pour essayer de me faire valoir un peu ... En fait, ce que l'on ne me pardonnait pas, c'était mon manque d'intérêt pour les études. En cela, je n'étais pourtant pas le premier dans la famille, je crois. Quant aux sottises ... D'autres ont fait beaucoup mieux depuis !

Pendant un temps, mon grand-père maternel habita au fond de la même cour que ma grand'mère paternelle, avec sa compagne qui, dit-on, avait été sa bonne. Il y eut des prises de becs homériques entre le rez-de-chaussée et le premier étage. ! Le grand-père accusait la grand'mère de balayer intentionnellement les poils de son loulou de Poméranie par-dessus son balcon.

Ma grand'mère était veuve depuis l'âge de vingt ans. Elle avait vécu très peu de temps à Madagascar, où mon père était né. Elle était revenue de là-bas seule avec son bébé. Je crois que mes parents n'ont jamais admis qu'elle demeurât chez nous sa vie entière, sans travailler.
Il y a toujours eu autour du personnage de mon grand-père paternel quelque chose qui tenait du mystère. Il était mort là-bas, à Majunga sans doute. Je comprenais qu'il n'avait guère réussi dans sa vie. Je savais qu'il avait été "Commis aux Écritures" dans l'Administration Coloniale, aux alentours de mille neuf cents ...

Un jour, je trouvai dans un tiroir une lettre dont l'enveloppe jaunie ne portait aucune mention de son auteur. J'y lisais : -"Pauvre Léon, lui qui aimait tellement son enfant" !


En fait, le grand homme de la famille, celui qui est à la fois l'aïeul et la référence, c'est mon arrière-grand-père paternel. Je possède une photo de lui, encadrée de bois doré, veste à boutons dorés, feuilles de chêne brodées d'or, assis sur un fauteuil, l'épée sur les genoux. Il a la tête nue, mais son bicorne n'est pas loin. Il arbore de larges rouflaquettes ... Ludovic Savatier, Médecin en Chef de la Marine nationale. Il porte la médaille d'Officier de la Légion d'Honneur. Il a été l'un des tout premiers européens à pénétrer au Japon, faisant partie aux environs de la moitié du dix-neuvième siècle, d'un groupe de français installé là-bas pour y construire un arsenal. Il y resta plus de dix ans. C'est un botaniste célèbre.On raconte que, passant par la Chine, il se trouvait présent lors de la mise à sac du palais d'été. La soldatesque franco-anglaise pillait les bronzes et les porcelaines.
 Il sortit du palais, lui, avec une rose à la main ! L'histoire est belle, il faut la conserver; Elle est crédible puisque ses collections, son herbier, très important, est toujours exposé au Muséum d'Histoire Naturelle de Paris. En fait, elle est fausse sans doute : les dates ne lui permettaient pas de se trouver en Chine à ce moment-là. Mais elle est si belle, cette histoire ! J'ai vu des universitaires japonais en Oléron, venus tout spécialement pour avoir accès aux archives familiales et visiter la maison de Ludovic Savatier. Cette maison a été vendue …

-" La grand'mère a tout dilapidé. Elle s'est fait escroquer par son notaire."

A dire le vrai, la grand'mère n'y a jamais été pour rien. J'ai retrouvé une reconnaissance de dettes : son mari avait emprunté une forte somme, avant son mariage et son départ pour Madagascar. La pauvre femme avait tout payé. Silence dans la famille.

- "Elle a tout vendu. Il y avait des porcelaines précieuses, des étoffes de soie" ! ... Et pourquoi pas des Bouddhas en or pendant qu'on y était ! Il ne reste presque rien ... Il n'y eut jamais rien d'autre, disent certains, rien que le portrait d'une jeune Japonaise, jouant d'une sorte de guitare ronde à cordes multiples ... Et puis des mots, il reste des mots ... Qui ne furent pas toujours tendres !

L'histoire de la succession de Ludovic Savatier est beaucoup plus compliquée que cela, je ne l'apprendrai qu'aux alentours de mes cinquante ans et je me demande encore pourquoi on l'a faite si compliquée ...


Mon grand-père maternel, lui, était un homme d'un autre genre. Quel personnage ! Il avait, disait-on, construit et dévoré plusieurs fortunes, de vraies fortunes ! Je sais qu'il avait été, à un certain moment de sa vie chef de rayon aux Grands Magasins du Bon Marché. Il avait des attaches, je crois, dans les Vosges. Il avait aussi vécu à Auxerre. Périodiquement, et je n'ai jamais su pourquoi, il déshéritait ma mère, sa fille. Il avait possédé un authentique château, peut-être deux. Il avait été zouave en Algérie et y avait construit des routes. Son beau-frère, l'oncle Pierre, disait en parlant de lui :


-" Ton grand-père, quand il n'avait plus un sou, il frisait sa moustache, il mettait son habit, prenait son chapeau ... Il allait sur les Champs-Élysées ... Il revenait riche ! C'est fou, le succès qu'il pouvait avoir auprès des femmes ! "

Époque de grands sauriens : Sur une branche collatérale de mon arbre généalogique figurent Jose-Maria de Heredia, Pierre Louÿs, Henri de Régnier et René Doumic ... Sait-on que, désargenté, Pierre Louÿs s'installa dans un hôtel de Biarritz pour y écrire un livre ... Ce livre, il ne l'écrivit jamais ... Il déménagea à la cloche de bois faute de pouvoir payer sa pension et celle de sa femme ... qu'il laissait en gage ! C'était la Belle Époque !
C'était la grande Époque !
Mon grand père et l'oncle Pierre avaient tous deux débuté comme garçons de courses chez Hachette ! Les deux derniers avatars de cette vie méritent d'être racontés. Ils valent leur pesant de sous-percés !

Mon grand-père, en mille neuf cent trente-neuf, possédait une villa dans le Parc, à Royan. C'était un homme avisé : Il avait prévu la guerre. Il avait prévu (allez donc savoir pourquoi ! ) la destruction de Royan. Il avait donc vendu sa villa, dénommée "Clair-Matin". Il avait placé ses meubles au garde-meubles. L'Histoire lui donna raison : À la fin de la guerre, Royan était détruit ... Mais la villa était encore debout ! Par contre, le garde-meubles, lui, n'était plus que décombres. En tout et pour tout, accompagné de mon père, mon grand-père n'en retira qu'une commode dont il fallut refaire le placage décollé par la pluie !

Après avoir habité chez nous, à Rochefort, il perdit sa compagne. Il alla l'enterrer à Auxerre, puis il revint et compulsa son carnet d'adresses. Il en parcourut toutes les pages, s'arrêta sur un nom ... C'est ainsi qu'il reprit femme pour la dernière ligne de sa vie. La fiancée était tout juste retraitée des Postes ... Il avait, lui, quatre-vingts quatre ans !

- " Et vous savez, il fonctionne encore, le grand-père ! "

Il ne vécut pas jusqu'à cent ans, mais il s'en fallut de peu.


















ENCORE LA PROVENCE




Ma mémoire évalue à une trentaine de kilomètres la distance de chez nous jusqu’à Lorgues. Lever au petit matin, vélo. Jusqu’à Vidauban, la route est plate. Haies de cyprès ou de cannis pour protéger les cultures du Mistral. À Vidauban, chapelle de pèlerinage, perchée sur son rocher. On rencontre beaucoup de camions chargés de bauxite. Circulation assez intense. Il n’y a pas encore d’autoroute. Après, on attaque la montagne et ses lacets. Cailloux, brèches couleur sang- de-dragon aux terrasses des mines à ciel ouvert. Pins et genévriers. La grimpette est dure lorsque le vent souffle mais j’arriverai à l’heure au collège. J’aime ce trajet: sentiment d’intense liberté et légère ivresse. Il m’arrive de croiser René Viéto et son équipe à l’entraînement; J’appuie sur les pédales. Fontaines sous les platanes, boulistes. Ah ! Boire à longs traits ! Peut on boire encore, de nos jours l’eau des fontaines au bord de la route ? À la saison, prendre le temps de s’arrêter, grappiller un peu dans la vigne haut perchée.

J’arrive à Lorgues, puis au “Collège Moderne et Technique “. Une fois de plus, il me faut changer de peau, changer les rythmes de mon cœur.







On peut vivre plusieurs vies à la fois. Il suffit de changer de peau. Quand j'étais interne au collège de Lorgues, dans les collines du Var, je changeais de peau chaque fois que je gagnais le "champ d'oeuf", comprenez le champ de football, qui était plutôt un vaste terrain vague, sur lequel, en principe, nous n'avions pas le droit d'aller sans être accompagnés. Je m'organisais et, compte tenu des facilités offertes par "mon emploi du temps", je parvenais à m'échapper de plus en plus souvent. J'avais repéré les pièges à ressort que certains de mes condisciples posaient dans l'herbe, amorcés d'une miette de pain ou d'une grosse fourmi. On piégeait beaucoup les petits oiseaux en Provence, pour les faire griller en brochettes. Le piégeur se faisait une gloire de ses prises ... Moi, je détendais les ressorts et je désamorçais les pièges.

C'était de l'autre côté du "champ d'oeuf" que je changeais de peau, très vite.

_" Changer de peau ...Tu vois ce que je veux dire ? ... Le coeur qui se dilate, le sang qui pétille et court plus vite. Le corps qui devient plus léger ... Ce n'est pas seulement la peau qui change.

Petits murets en pierres sèches formant terrasses sur les pentes, cailloux tranchants, et les amandiers ... Des vignes devenues un peu sauvages, des buissons, des oliviers aux feuillages argentés ... Parfois un chêne-liège à l'écorce épaisse et gercée ... Tu cours, tu cours, tu dévales vers le bas : Facile : Ce n'est qu'un rythme à prendre. Tu ne cours pas, tu sautes, comme une chèvre. À peine le temps de toucher le sol ... Un coup de talon, tu décolles à nouveau ... On dirait qu'il t'est poussé des ailes ! Il suffit d'avoir l'oeil juste : Il faut choisir l'endroit exact où le pied va toucher le sol ... Il va le toucher si peu ! ... Personne pour regarder. Seul j'existe.

Les terrasses sont trop haut, trop sèches, trop caillouteuses, trop étroites, personne ne les cultive plus. Seuls y demeurent les oiseaux et les sauterelles qui jaillissent du sol dans le soleil ... À peine le temps de les apercevoir, dorées dans le soleil, d'entendre leur bruissement ou leurs cris. Les cigales, elles, chantent, chantent. On ne les voit pas, mais l'air entier est un chant de cigales … parfois, elles chantent tant qu'on ne les entend plus.

Si le rythme est bien pris, tu ne t'essouffles même pas : Le talon tape, et c'est reparti ! En fait, l'élan n'est jamais interrompu. Tu dévales la pente en oblique ... Pas à la verticale : La descente dure plus longtemps, pour le plaisir. Un caillou branle sous le pied ? _ Tu l'as déjà abandonné avant qu'il ne chute. Le bonheur, quoi !

Jusqu'en novembre et, si tu as un peu chance jusqu'en décembre même, tu peux trouver quelque chose à grappiller dans les vignes ... Tu as déjà goûté ces raisins flétris à force de mûrir, gorgés de sucre et de parfums ? Parfois tu trouveras aussi des figues et des amandes, laiteuses ou un peu durcies. Le bonheur ! ... Le bonheur, au parfum du ciste, de la lavande, du romarin et du jasmin.

Un jour, j'ai dévalé jusque dans une plantation d'oliviers. Des femmes s'occupaient à récolter les fruits, violets à force d'être mûrs, presque noirs, gras, sentant bon ! Certaines tendaient des couvertures, en les tenant par les coins. D'autres étaient montées dans les branches : elles jetaient les olives dans les couvertures afin qu'elles ne s'abîment pas. Je grimpai. Je cueillis les olives. Lorsque je repartis, on me donna des biscuits et un verre de vin rosé. Le bonheur !

Revenu au "champ d'oeuf", il me fallut quelque temps pour reprendre mes esprits : Pas facile de changer à nouveau de peau ! J'en avais la tête qui tournait _ "Calme-toi, mon coeur" _ Je me glissai dans une salle de classe ...

Au collège, personne, jamais, ne me reprocha mes escapades. Est-il possible que personne ne s'en aperçût ? _ Si c'est intentionnellement qu'on a fermé les yeux, on a bien fait : Ce sont ces escapades qui m'ont permis de revêtir enfin ma propre peau, incomparable à celle des autres ... Et de m'y trouver à l'aise un jour !



La pension, on finit par s’y faire mais les adolescents sont durs pour qui n’appartient pas à leur cercle. Je n’aurai pas d’amis. Pendant les heures d’étude, mon voisin de bureau, Chardon, dessine des pin-up. Jean Robic gagnera le Tour de France.

On m’avait affublé d’un sobriquet quelque peu infamant. Était-ce parce que j’avais les cheveux courts, ou bien parce que mon père était officier ? On avait commencé par m’appeler le “Boche”, puis cela avait évolué et on m’appelait “Von”. Je parvenais très bien à survivre malgré cela, faisant même de mon sobriquet une enseigne. Je n’avais que très rarement besoin de me servir de mes poings : J’étais plus enclin à la rêverie qu’à la dispute. Je recherchais plus l’amitié (sans la trouver) que la bagarre, que je ne fuyais pas, cependant. J’étais solide.

L’établissement fonctionnait, pour moi, de façon surréaliste. Une heure de cours par-ci par-là, avec une classe d’élèves, puis une autre, sans logique et sans suite. Et le “champ d’œuf” dès que je pouvais.
( traduisez le champ de foot).
Le “champ d’œuf” ouvrait directement sur les collines. Et là, je changeais de peau plusieurs fois par jour. Les serpents, eux ne font leur mue qu’une fois par an ! On trouve, en longues lanières nacrées, les peaux qu’ils ont laissées dans l’herbe.



Savais-je bien moi-même, de toutes ces peaux, quelle était la vraie ? Peut-être quelqu’un qui m’eût aimé un peu mieux eût-il pu m’aider à me découvrir ?

Mes parents s’inquiétaient bien de temps en temps, mais vivions-nous, eux et moi, dans la même bulle ?

Je ne me souviens guère que des reproches que l’on me faisait :

-”Ton frère, lui, il a de bonnes notes !”


Et puis ... C’était dit une fois pour toutes, j’avais “la manie du mensonge”... Et si cela avait été pour moi la seule façon d’exister ? Exister en bien ou en mal, mais exister ... Pour moi et devant les autres !
Je souffrais de ne pas donner satisfaction à mes parents. Je souffrais de l’attitude de ce frère qui me préférait ses copains. Alors, je m’inventais des succès, ou bien seulement des aventures. Menteur, j’étais aussitôt découvert et humilié à nouveau. C’était une spirale sans fin.

Qui s’était aperçu que j’avais d’autres peaux que celle que je laissais paraître ? ... Le père Fournier peut-être, qui me faisait l’honneur de me prêter sa canne-fusil pour tirer les petits oiseaux dans les haies.



On tue beaucoup de petits oiseaux en Provence . On en fait des brochettes ! Et la mère Fournier m’accueillait avec des galettes de polenta dont je raffolais.

...


Là où c’est splendide, c’est quand tu prends ton vélo pour descendre de Lorgues jusqu’au Cannet-des-Maures : Une ivresse beaucoup plus intense qu’à la montée , d’autant que tu as tout ton temps devant toi ! Alors, tu choisis l’autre route, pas celle qui passe par Les Arcs et Vidauban, celle qui passe par le Thoronet. Je l’ai également prise à la montée, mais seulement quand le vent ne soufflait pas. À la descente ... Une gloire !

Chaque fois, je m’arrête au Thoronet. L’abbaye est vide, mais elle est en parfait état. Je pose mon vélo contre le mur et puis ... J’écoute. J’écoute les cigales et les oiseaux. Parfois j’entends glisser dans les herbes une couleuvre de Montpellier. Dans le cloître, j’écoute mon cœur, mon sang. J’écoute mon âme ... Un cloître, c’est bien fait pour ça ? Deux ou trois roses, redevenues sauvages, retournées à l’églantine. Fraîcheur des murs épais, sonorité sous les voûtes, appel d’un faucon tiercelet.



Couchées à même les dalles, au milieu d’une allée nue, gisent les cariatides de Puget. On les a déposées là pour les mettre à l’abri de la guerre. Elles attendent la reconstruction de Toulon.

“Puget, Pierre : Sculpteur français, né à Marseille (1620-1694 ), dit le “petit Larousse”. Il est l’auteur des atlantes de l’hôtel de ville de Toulon”.

Les atlantes ont été sculptés pour porter le poids d’un balcon et le poids du monde.
Je sais que c’est là que j’ai pris le goût d’un certain art, puissant. Mais ils étaient désolants, les atlantes délaissés au Thoronet, seuls occupants, et couchés, d’une abbaye déserte. Pas même un gardien. Je les ai revus depuis. Ils ont repris leur place. À nouveau, ils portent le balcon du bâtiment, qui est devenu le musée naval. Je les ai revus comme de vieilles connaissances. Ils ont retrouvé signification et identité. Au Thoronet ... deux géants allongés ... Ils étaient retournés à la pierre comme les chimères de Ségalen !
Mais, n’eussent-ils pas été là que j’eus aimé le cloître tout de même. J’y avais des moments mystiques et purs. Parfois il me venait des pulsions de vocation ... Qui n’en eut jamais ?


Je remarque avec curiosité que j’ai toujours aimé fréquenter les temples, mais surtout quand ils sont vides. J’aime les églises romanes. Le plein-cintre ramène à la terre et le bruissement intérieur fait alors entendre sa voix. L’ogive, elle, est un élan, un mouvement.


Après le Thoronet, tu reprends la descente : Elle est rapide. Elle tourne et vire.

Te souviens-tu du jour où une perdrix piétait sur les cailloux du bas-côté, avec tous ses pouillards, gros comme des bouchons de champagne. Pagnol n’avait pas encore divulgué le nom des bartavelles. Le temps de jeter le vélo dans le fossé, d’escalader le talus ... Les petits couraient dans tous les sens pendant que la perdrix faisait front. J’ai pris deux ou trois poussins, bonheur pervers sans doute, mais bonheur ! Le cœur plus gros encore, le sang plus vif !

Mon entourage en aurait-il pris son parti, ou bien ne se serait-on rendu compte de rien? En tout cas, moi, j’ai bien cloisonné mon existence : Je sais comment changer de peau !

Mais ... Le Grand Meaulnes ...




Mieux que le Grand Meaulnes ! Tout aussi rêvé, tout aussi vécu et des émotions qui vibrent encore. Des éveils qui ont créé pour toujours l’étalon de mes joies.

Au pied du Vieux Cannet, sous la colline au village maure, dans un creux caché par les cyprès, il est un château ... Il existe encore, je le sais, je l’ai vu, mais je ne suis jamais retourné jusqu’à sa porte.

Ne jamais retourner vers son rêve ... Mais, c’était un rêve ?

Prenez le train qui va de Cannes à Toulon et regardez bien : Sur la droite, passé Vidauban de quelques kilomètres, on identifie facilement le Vieux- Cannet, ses murs ocres et ses toits qui grimpent les uns sur les autres. Sur la gauche, dans les vignes, on aperçoit les hangars d’une base aérienne. Nous y habitions. C’est maintenant un aérodrome affecté à l’Aviation Légère de l’Armée de Terre.

Lorsque je passe par là, je suis un peu perdu. De mon temps, l’autoroute n’existait pas: Le château se trouve maintenant coupé de la vallée. Mais je me souviens que j’ai vu construire les premiers viaducs . Une réussite ! Un chauffard y écrasa, roulant à pleine vitesse, la moitié d’un troupeau de moutons !



Sur la gauche, le nouveau village du Cannet”: Rien qui attire l’oeil.

-” Mais regarde ! Regarde entre les cyprès ... Là ! Deux tours carrées, des fenêtres ouvertes. Allons, il y a de la vie au château !”

On arrivait par un petit chemin qui n’était pas goudronné. On passait devant la chapelle. Le chemin faisait un large détour, puis il décrivait un demi-cercle ... Cyprès. Vous débouchiez sur la façade et sur la porte d’entrée. C’était le château de Monsieur le Marquis de C. On l’appelait le château du Bouillidou, ce qui laisse supposer qu’il y avait là une fontaine ou une résurgence. De l’autre côté du château,  il y avait un grand bassin rond qu’on appelait le « bouillou ». C‘était un bassin d’irrigation, mais des poissons dorés y nageaient en quantité. À l’occasion, on s’y baignait, les jours de grande chaleur. Des abords du bassin, on découvrait une terrasse, puis les vignes, jusqu’à la Grande Bastide, où habitait le régisseur et où dormaient les fûts. On apercevait un bouquet de peupliers, celui qui  marquait l’emplacement du cours de l’Argens, puis les hangars des avions, les pins. Le paysage se relève ensuite, amorçant le massif en haut duquel La Garde-Freinet veille sur le golfe de Saint-Tropez. À gauche, on sait qu’il y a Saint-Raphaël.


Le Marquis de C. est un homme solide et digne. On l’imaginait fort bien Colonel dans un régiment de Cuirassiers. Courtois, affable, il était par ailleurs très discret, parlait peu et ne parlait jamais de lui. Je crois me souvenir qu’il était invalide d’un bras, blessure de guerre, dont je ne l’entendis jamais parler, ni pour s’en plaindre, ni pour s’en glorifier. Nous ayant accompagné auprès de Madame la Marquise, il arrivait qu’il nous quittât pour s’enfermer dans sa bibliothèque. Un jour tout au plus, j’aperçus par la porte entrebâillée le large bureau et les interminables rayons de livres reliés, dorés, armoriés. Il y avait là un véritable trésor qui devait demeurer un mystère, avec tous ses attraits. Le mystère constitue le sacré, il vaut mieux ne point l’avoir pénétré.



Madame la Marquise devait avoir la cinquantaine à cette époque-là. C’était une femme de grande allure, de grande classe, simple, charmante, noble naturellement. Elle avait une forte poitrine, ayant eu de nombreux enfants.

Au château, mes pieds foulent les mêmes tapis que foulaient, je le savais, ceux qui portaient les plus grands noms de France et leurs alliés. Ils étaient passés par là. Ils passeraient par là : les Bourbon, Bourbon-Parme, Bourbon-Sicile, les de La Tour du Pin. Comment cela n’aurait-il pas alimenté mes rêves ?



J’étais le garçon qui grimpait à l’abbaye du Thoronet, celui qui jouait à “saute-vignes”, celui qui dévalait dans l’ivresse du soleil et du vent. Rêver ? ... Est-ce que je rêvais ?

J’aimais. Qui est-ce que j’aimais ? Mais l’amour a-t-il besoin de se préciser en un objet ? L’amour est un état auquel tout concourt et qui embrasse tout. J’aimais, voilà tout.

Le Marquis avait cinq filles. trois étaient plus âgées que moi. Je devais être amoureux des trois, mais aussi bien j’étais amoureux des deux plus jeunes, du château, de la plaine, de la vallée, des cyprès et des peupliers, des odeurs des cistes et de la lumière. Pourtant, je dois l’avouer, j’étais attiré par la seconde, qui aurait été bien étonnée si elle l’avait appris ! Je portais dans mon cœur son prénom comme quelque chose de très précieux et de très secret. Je n’ai jamais pensé à autre chose qu’à conserver son image. Encore, celle-ci n’était pas séparable de ce qui l’accompagnait. À cet âge, c’est l’univers que l’on aime! Sans rien en séparer !

Souvenirs, souvenirs ... Ils sont là, mes souvenirs. ils sont là, les visages de mes fées. L’une brune, les cheveux en lourds rouleaux, l’autre blonde, la troisième châtain, et les petites...



Un jour, ma famille quitta la région. Je ne suis revenu qu’une seule fois au château, à bicyclette. J’avais fait une longue route et j’avais dormi dans un fossé. Puis les années ont passé, les lustres. L’autoroute a été construite. Je suis passé par là plusieurs fois. J’ai regardé les deux tours. Du train ou de la route, je guette longtemps à l’avance les deux tours entre les cyprès.

Je sais qu’un jour je retournerai là-bas. Je serai seul. Je sonnerai et l’on m’ouvrira la porte couleur de miel. On me demandera ce que je cherche, car je n’aurai pas prévenu.

-”Je cherche mon adolescence, mes amours et mes rêves ...”

Qui demeure au château, maintenant ? Quelles traces y trouver ? Quelles couleurs ?

Ocre sont les murs. Sombres sont les cyprès. Larges sont les baies qui donnent sur la terrasse. La table de la salle à manger est longue. Les chaises ont de hauts dossiers droits. Les trois aînées se succèdent à la cuisine. La Marquise préside, mon père est assis à sa droite. Le Marquis est en face, ma mère à son côté.



Nous attendons le temps d’aller courir ... Les escaliers sont nombreux. Les couloirs sont longs. Les chambres se succèdent. On peut grimper jusque dans les combles et jusque dans les tours ! Que de jeux ! Que de rires ! Souvent, mon sang a couru plus vite dans mes veines, mon cœur a battu plus fort. Mes tempes ont connu la chamade !

C’était peut-être à cause de nos courses ... Quand j’y pense, mes tempes battent encore .

Ou bien, ou bien, avant d’aller là-bas, j’écrirai :


« Monsieur le Marquis,


Mais y a-t-il encore un Marquis de C. au château ?
Le Marquis que j’ai connu doit reposer dans la chapelle, Madame la Marquise aussi. Ils n’avaient, comme on dit, pas d’héritier mâle ... Cinq filles ! Alors, comment rédiger l’adresse de ma lettre ?
Au bout du compte, si jamais je retourne là-bas ... J’ai vraiment envie d’y aller “comme ça“, sans prévenir,

-”Me voilà. C’est moi !”





Je ne doute pas que, comme autrefois, on me fasse entrer avec le sourire. Ô mes amours !

...

Le Mistral souffle fort. Il s’est levé ce matin et courbe les hautes herbes folles. Il siffle dans les branches. Il souffle si fort que les cigales se taisent.

Tenir debout contre le vent, en écartant les pans de sa chemise pour qu’elle serve de voile. Essayer de courir vent debout, reculer, tomber à terre, se relever, recommencer ...

Ah ! Rien que le vent ! Le vent exclut tout autre bruit que le sien propre, toute vie autre que la sienne et la mienne. Je m’éprouve et je me sens vivre.

Monter à Lorgues, le pourrai-je demain ? Existe-t-il autre chose que demain ?

Le Mistral ... Vous savez qu’il peut arrêter les locomotives ! Et s’il soufflait aussi fort quand je redescendais du Thoronet !






...

Le temps ne se déroule pas comme la laine d’une pelote. Les fils en sont emmêlés comme ceux d’un écheveau embrouillé, ces écheveaux qu’il nous fallait tenir sur nos avant-bras levés, afin que nos mères, elles, puissent en peloter le fil ...

C’est toujours dans le désordre que je retrouve l’odeur de la figue et celle de l’amande, le goût d’un baiser, l’odeur de la citronnelle ou celle du magnolia ...

Ah ! Le rappel de la perdrix dans les buissons d’épines ! La douceur du ventre d’un chevesne au creux de la main, l’odeur suave de l’olive écrasée sous la meule !


...

La seule fois où je revins au château, à l'aube, quand je m'éveillai dans mon fossé au bord de la route, me redressant, je m'aperçus que je me trouvais au pied de la butte du moulin. Son nom m'échappe et j'enrage de ne pas pouvoir le retrouver (Le moulin de Figarelle je crois … Ah ! Figarelle !). Il appartenait à Monsieur le Marquis. On y pressait les olives. Je ne saurais lui attribuer un âge : Il surgissait du fond des temps. Odeur des fruits écrasés par la meule verticale et qui tournait ... Parfum un peu acide. Fruits écrasés et réduits en pâte violette. Les ouvriers la tassaient dans des couffins en forme de couronnes qu'ils entassaient sur le pressoir. On entendait grincer la roue à aubes, dans le cours du ruisseau. Les axes en bois d'olivier sans âge tournaient, luisants, forts, indestructibles, bibliques. L'huile vierge coulait. Mille parfums ! Nous étions sortis de la durée, sortis du temps ! Le moulin existe-t-il encore ? Le moulin tourne-t-il encore ?


Quarante-cinq ans ont passé. Les feuilles des oliviers sont toujours argentées sur une face, vertes sur l'autre. Le vent les agite. La terre est rouge toujours. Passent les années, se transmettent les noms, perdurent les vignes et les arbres. Y a-t-il des perdrix encore, aux pentes du Thoronet ? Rappellent-elles leurs pouillards ? Le faucon crécerelle décrit-il encore des cercles au-dessus des ravins et siffle-t-il encore ?


À droite, du collège, juste à le toucher, il y avait une fabrique de tomettes. L'argile rouge, malaxée, broyée, diluée, reposait dans de grands bassins. Elle y prenait consistance, se ressuyant au soleil. Qui dira la douceur de l'argile rouge quand la main se referme ?

Comme il se doit, les tomettes étaient hexagonales, cuites, lisses, mates, elles étaient empilées et rangées avant l'expédition. Splendeur de l'humble tomette, fruit du travail des hommes ! Terre devenue autre chose que de la terre, et cela, depuis la nuit des temps ! Les tomettes, les couffins de paille tressée dans lesquels on pressait les olives, les bassins, les oliviers millénaires ... Hors du temps, comme les tours du château, comme les murs de la « Grande Bastide" . Pourquoi faut-il qu'à présent, ces repères soient pour moi perdus ?



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire