LE MAGHREB
Dans le
Sud marocain coulait le Souss. Les paysans foulaient la glaise avec de la
paille hachée, pour en faire des parpaings d'adobe, qui sécheraient au soleil.
Pendant ce temps-là, des guerres se déroulaient quelque part. L'âne aux yeux
crevés, pourtant, tournait toujours la noria, dans les jardins de Rabat. Les
godets déversaient l'eau claire et qui chantait. Les cigognes craquetaient sur
les remparts des vieilles villes, en renversant la tête.
En
Algérie, je n'ai rien connu des passions du monde, que des instants d'ivresse
et de folie : Les embrassades et les drapeaux, les foules, toutes couleurs confondues
et toutes formes, célébrant dans les rues d'Oran la libération de Paris.
J'avais débarqué à Toulon pour n'y voir que ferrailles tordues et prisonniers
de guerre par colonnes entières, surgis d'où, allant où ? À Rochefort, j'avais
vu rouler des files et des files de camions américains. Les graffitis, sur les
murs de nos villes n'avaient pas tardé à réclamer le "Go Home" de nos
libérateurs.
*
J'avais joué
au football avec des prêtres vendéens. J'avais sonné du clairon à la tête des
processions, de reposoir en reposoir. Dans le Var, j'avais appris à
"changer de peau" aussi souvent que je changeais de territoire ...
Où et quelle
logique ? Quelle unité dans tout cela ?
Hors du temps
!
En Provence,
on ne croisait pas de camions américains. Personne ne parlait de la guerre
récente. Y avait-il eu, même, une guerre ici ? On semblait plutôt craindre des
guerres intestines à venir. Il y avait des grèves partout.
-"Le
Communisme cherche à s'étendre et à prendre le pouvoir". Nos officiers
faisaient des plans à mi-voix. On reparlait du "Grand Soir".
-"Le
soir du "Grand Soir, il faudra sauter dans les camions et gagner
Saint-Raphaël. Ici, la base ne pourra pas résister."
J'avais déjà
entendu des choses identiques lorsque nous étions à Agadir :
-"Si les
Américains débarquent ici, il faudra sauter dans les camions. Les pleins
doivent être faits en permanence. Nous essaierons de gagner Dakar par le désert
..."
Il y avait si
peu d'armes, si peu de marins, autour de ce qui n'était qu'un vaste chantier de
construction d'un aérodrome! Les colonnes interminables de dromadaires
transportaient les pierres dans des paniers, les pierres que l'on avait
concassées à coups de marteaux ! Quand un dromadaire s'agenouillait pour qu'on
décharge son fardeau, il allongeait son cou d'animal antédiluvien, renâclait,
dressait la tête, poussait des cris étranges, montrait ses dents jaunes, et
bavait ...Nous étions, là aussi, complètement hors du temps !
L'aumônier
était venu chez nous, L'abbé Souris ... C'était véritablement son nom. Il avait
sorti ne bouteille de champagne ...
- " Nous
ne savons pas ce qui peut nous arriver. Commandant, il faut baptiser votre
fille ! Nous ne savons pas si nous parviendrons à gagner Dakar en cas de besoin
!"
Et maintenant, si c'est le
soir du "Grand Soir" ... Allons-nous fuir vers Saint-Raphaël ?
« … UN PÊCHEUR
QUI LANCAIT SON FILET DANS LA MER POUR Y PRENDRE DU POISSON, MAIS EN RETIRAIT
UNE FIOLE DE CUIVRE SCELLÉE DE PLOMB ET MARQUÉE DU SCEAU DE SALOMON, FILS DE
DAVID – LE SALUT SOIT SUR EUX ! LE PÊCHEUR S’EN SAISIT, LA BRISA, ET IL EN
SORTIT UNE FUMÉE BLEUE QUI S’ENLEVA TRÈS HAUT DANS LE CIEL … »
ALGÉRIE
BEAUCOUP DE PETITS
CAILLOUX !
LES CALENDRES
- “ Tu
prends ton sac. D’une main, tu le tiens ouvert. Tu tiens ton bâton de la même
main. Tu marches sans faire de bruit, en traînant les pieds ... Comme ça ! Il
fait nuit noire, sans lune. Moi je reste à côté de toi. De la main droite, je
tiens une lanterne sourde. Elle trace un rond de lumière blanche sur le sol, et
ce rond avance en même temps que nous, en se balançant un peu. De la main
gauche, je tiens une cloche. Le battant résonne à chacun de nos pas. Aligne ton
pas sur le mien. C’est le son de la cloche qui couvre le bruit que nous pouvons
faire.”
- ” Non mais,
tu te moques de qui ? Me prends-tu pour un gamin ? Je la connais, l’histoire du
dahu, l’animal qui court autour de la colline ... C’est un quadrupède, mais il
a les deux pattes de gauche plus courtes que celles de droite. Il court sur les
pentes en tournant dans le sens contraire des aiguilles d’une montre. Tu bats
la cloche lentement, de façon monotone. Tu allumes la mèche de ta lampe à
pétrole. Tu tiens ton sac ouvert. Tu empoigne ton bâton. Quand le dahu arrive,
attiré par la lumière, trompé par le son de la cloche, tu le fais entrer dans
le sac et tu tapes dessus avec ton bâton !
C’est très bon, le dahu, c’est meilleur
que le chevreuil ! Tu n’en as jamais mangé ?
... Je
connais quelqu’un qui a attendu le passage du dahut pendant toute une nuit,
pendant que ses compagnons de chasse mangeaient des huîtres et buvaient du vin
blanc à l’auberge ! On l’appelait “Jean-le-Sot”, celui qui attendait ! “
- ”Mais non !
Personne ne veut se moquer de toi ! Il ne s’agit pas du dahut ! Sur les
plateaux algériens, ce sont les calandres que l’on chasse ainsi, les alouettes
calandres. Enfin, ce sont de grosses alouettes ! Elles se déplacent en vols
immenses, déroulant de longues écharpes à ras de terre. Le jour, les enfants
les éloignent à grands cris pour qu’elles ne pillent les champs de blé. Le
soir, ces milliers d’oiseaux se posent sur les buissons du plateau, tout autour
des lacs salés et sur la piste du terrain d’aviation. On les ramasse à la main
en procédant comme je te le dis. Tu peux me croire, j’y suis allé déjà
plusieurs fois !
- ” Même si
je te croyais, je ne pourrais pas venir : Je suis de garde !”
- ” De garde,
de garde ... Tu sais, la nuit tombe de bonne heure en ce moment. Nous irons
juste sur le plateau, derrière les hangars. Nous serons rentrés à temps pour
que tu prennes ta garde ! “
- ” Non, mais
... Franchement, tu te fous de moi ! “
- ” Viens, te
dis-je ... Tu verras ! “
Et c’est
qu’il a l’air d’y croire, l’ami ! Si c’était vrai, son histoire de chasse aux
calandres ?
- ”Te voilà
un sac et une lanterne. C’est une lanterne à carbure. Elle éclaire bien mieux
qu’une lampe à pétrole !”
- ” Je
connais. Chez moi, on s’en sert pour aller à la pêche, la nuit... Mais si
jamais tu te fous de moi ! “
Bon. On
descend de la voiture. Derrière, il y a le guide et son fils, enveloppés dans
leurs burnous. C’est le guide qui sonne la cloche. C’est un coup à prendre, un
rythme à respecter, lentement ...
- ” C’est par
là qu’elles se sont posées ce soir. Mon fils les a guettées.”
Chuintement
de la lampe à carbure ... l’obscurité se déchire dans le cercle de la clarté
crue. On avance à deux mètres les uns des autres.
Longues
épines des arbousiers, crissant sur la toile des pantalons ... Rameaux
agressifs, petites feuilles rares, rondes, luisantes ... Le sol est de rocaille
rouge. L’univers se réduit à ce rond de lumière blanche ! Tout le reste a
disparu dans la nuit noire. Le ciel même est obscur, c’était à prévoir :
l’après-midi roulait les nuages d’orage. Vénus, pourtant, brille droit devant
et parfois, lorsque le vent déchire les nuages, on voit scintiller les chevaux
du grand chariot. L’air est chargé d’odeurs d’absinthe, de sable et de sel.
Bon, cela, paraît-il : Quand il y a du vent, les oiseaux se tapissent dans les
rameaux des buissons ...
Un coup d’œil
à mes voisins de gauche. Un autre à mes voisins de droite : Incroyable !
Personne ne semble vouloir me fausser compagnie ! Tiens, les oiseaux, les voici
!
- ” Et
maintenant, qu’est-ce que j’en fais ? ... Un plein sac ! Les oiseaux sont vivants.
Je les ai fourrés dans le sac l’un après l’autre, au fur et à mesure du
ramassage. Tu parles d’une histoire ! Pour les tuer et les plumer, ma femme va
s’amuser ! En attendant, moi, je suis de garde. Il faut que j’aille prendre mon
service et faire ma ronde !
- ” Portez
donc le sac dans ma chambre. Je m’en occuperai tout à l’heure ! “
La chambre de
l’officier de garde ! Tu parles ! C’est grand comme un rien : la place d’y
loger un lit de camp, un petit lavabo et une armoire métallique.
Tu reviens. Ta
ronde est finie. Tout va bien ... Quelle heure est-il ? Le vent a forci. La
nuit est encore plus noire. Aurons-nous de l’orage ?
Les
projecteurs, là-bas, juchés sur les miradors, balaient de leurs pinceaux les
barbelés des clôtures. Un chacal hurle, un autre lui répond. Quinze chacals
entament un concert.
- “ Bonsoir
Commandant ! “
- ” Bonsoir
mon vieux ! “
Ôter sa
casquette, s’éponger le front avec son mouchoir, avancer tout en déboutonnant
sa veste bleu marine ... Fichue installation électrique ! Les fusibles ont dû
sauter encore. Tout le couloir est dans le noir. Ouvrir la porte de la chambre
...
- ” Tu sais,
tu as l’impression d’entrer dans une caverne. C’est l’obscurité la plus
complète. Tu avances à l’aveugle, bras tendus, mains en avant. Tu connais les
lieux, alors tu sais où tu vas.
Inutile
d’actionner l’interrupteur. L’armoire est à droite, le lavabo est à gauche.
Tout droit, pour atteindre le lit que tu heurtes des tibias.
- ” Sacré nom
d’un chien ! Qu’est-ce que c’est que ça ? “
L’impression
bizarre de pénétrer dans un vol de chauves-souris. Tu sais, des pipistrelles.
Elles sont toutes petites. Elles volent dans tous les sens. Elle te frôlent le
visage et c’est comme un papillotement de cils sur ta joue... Elles se prennent
dans tes cheveux, dans les plis de ton veston, que tu avais commencé à
déboutonner.
À vrai dire,
il était déjà complètement déboutonné, ouvert, ton veston ! Et ça rentrait
partout, même par le col de ta chemise ! Tu entendais des petits chocs mous,
des frôlements, de petits piaillements aussi.
- ” Merde,
les calandres !”
Eh bien oui,
les calandres ! Tu fermes la porte pour qu’elles ne s’enfuient pas ... Et puis
maintenant, te voilà bien avancé ! Tu n’y vois rien. Bon Dieu, pas
d’électricité, pas de lampe !
- ” Apportez-moi
une lampe ! “
Le téléphone
... Il est là, le téléphone, sur le tabouret qui me sert de table de nuit. Je
l’ai fichu par terre. Bon, il fonctionne encore.
- ”
L’officier marinier de garde ? Faites moi apporter une lampe, mais dites au
gars qui va me l’apporter de faire bien attention en ouvrant la porte : Ma
chambre est remplie d’oiseaux !”
- ”
Commandant, que se passe-t-il ?”
Ils sont
venus à trois pour m’apporter la lampe ! Trois, dont l’officier marinier ...
Leur tête à tous les trois, en entrant dans la chambre !
Des oiseaux ?
Ah ! Bien oui, des oiseaux ! Nous avons passé une heure, à nous quatre, pour
attraper tous les oiseaux et les remettre dans le sac ! Je vous laisse imaginer
la scène, dans un espace aussi réduit, l’un se met à quatre pattes pour
chercher sous le lit, l’autre ...
Vous imaginez cela, vous ? Attraper les
calandres une à une, pendant que l’un de nous, celui qui tient la lampe, essaie
de les suivre à la lueur de sa lampe torche !
- ”Mais non !
Ne vois-tu pas qu’elle est sur le haut de l’armoire ? Trop tard, elle est
repartie ! Là ! Là !
Mais sacré
bon Dieu, tu n’éclaireras jamais là où il le faudrait! Attends, j’en ai une !
Elle s’est échappée, il ne me reste que trois plumes à la main.”
- ” Et puis, je ne vous
dis pas : La tête de ma femme, quand je lui ai rapporté tous ces oiseaux à tuer
et à plumer ! C’était pour Noël. On s’en souviendra !
Aux pages de garde les espaces liquides, toujours
immobiles, et chauds ...
Figures d'ébène, et boîtes d'écaille à la fois
Aux fronts des éléphants, médailles de noires étoiles
Que restera-t-il des rideaux de perles,martinets aigus
aux persiennes mi-closes ?
Ô ! Les senteurs des tabacs de Havane !
Dans l'herbe bleue du petit matin, les arcs-en-ciel, sous
nos pas ...
Et chantèrent, asservies, les vagues, sous nos
implacables mécaniques
Mais nos pieds furent nus aux cailloux des chemins
Nous avons tracé nos miroitants sillages,
Promenant l'extrémité de nos doigts sur les bords des
abîmes
Et palpé
Renversant les présumées idoles
Les odeurs de ciel et d'océan
Nos yeux noyés d'ombre et remplis de lumière
Nous guidaient aux voies invisibles calculées
Que restera-t-il de notre quête ?
Au bout de nos sillons éphémères, et surgissant de nos
lointains oublis,
Nous avons, du centre de la terre, arraché la pierre
indiscutable
Nous l'avons équarrie,
Encore à la recherche de nous-mêmes
C'est là que fleurissait la mandragore !
Au large les océans, toutes bornes versées !
Devant nous les océans, devant, les vastes étendues !
Dressée
L'obélisque présumée de nos pensées indéchiffrables
Puis nous avons nous-mêmes, autour de nos thorax, noué
les turgides racines du figuier
Mais nous portions au ventre la marque de nos origines
Nos ovations, nos prières et nos plaintes, à quoi bon ?
Qu'importent nos cris de poivre et de piment ?
Et que sont devenus
Les triangles de nos idées ?
Vos siècles balançant, qu'importe, syncopes de nos yeux
fatigués ...
L'humus échauffé grouille de germes étranges
Décrites
Et tout à tour perdues
Que deviendront nos stèles héroïques, gravées
d'authenticité ?
Le pouviez-vous ?
Aux heures immobiles, ma
bouche est close, et ma paume fermée ...
« ON RACONTE
ENCORE, SIRE, Ô ROI BIENHEUREUX, QUE LE VÉNÉRABLE ‘ABD AS-SAMAD EXPLIQUA
COMMENT, ARRIVÉ EN HAUT DU MUR, IL AVAIT VU DIX JEUNES FEMMES AUSSI BELLES QUE
PLEINE LUNE … »
AU CHILI
LE SABLE NOIR
“Mon cœur
est un cerf-volant. Quand vous êtes venue, il s’est envolé.”
C’est la vie !
La jeune
femme qui me servait de guide était charmante. Ayant vécu à Paris, elle parlait
un excellent français... Un sourire !
“Mon cœur
est un cerf-volant. Ah ! Coupez donc cette ficelle qui le retient !” Bondira-t-il
?
Il va retomber ! “
La maison de
Pablo Neruda, à Santiago, s’appelle “La Chascona”. J’ai appris aujourd’hui que
cela signifie “l’ébouriffée” ... Mathilde, l’ébouriffée.
Du haut de la colline
La Virgencita berce la cité entre ses bras
Les neiges des montagnes
Lui font un manteau blanc
*
Pourtant ils sont venus à cheval
Arrivant de la lointaine Castille
Ils ont posé leurs cuirasses
Ils ont bâti la ville
*
Pedro de Valdivia caracole encore
sur la Plaza de Armas
près de la cathédrale baroque
qu’offense une tour de verre
*
Le fleuve Mapucho a roulé des flots de sang
que l’eau des glaces n’a pas encore lavés
*
Sur la Plaza de Armas
Le visage brisé d’un Indien est inscrit dans le granit
Comme un reproche
Ou bien comme un remords
Aujourd’hui,
je suis allé à Isla Negra, qui n’est pas une île et qui n’a rien de noir, ni
même de sombre, si ce n’est le sable de la plage, volcanique. “Isla Negra”,
c’est un mot, juste un mot. je dois dire tout de suite que je suis heureux de
cette visite. J’aurais conservé pour le restant de mes jours le regret de ne
pas être allé là-bas ! Ah ! lisez donc le Mémorial de l’Île Noire !
La Nuit à l’Île Noire
“Une très vieille nuit et un sel en
désordre
cognent contre les murs de ma maison :
l’ombre est seule et le ciel
est maintenant un battement de l’océan,
ciel et ombre
éclatent avec un fracas de combat
démesuré :
toute la nuit ils luttent ...”
Pablo Neruda
SANTIAGO DU CHILI
Petits pots à tabac, sans taille réellement marquée, courtes pattes
et hanches larges, ombre de moustache, cheveux d’un noir de jais … Mais des
yeux ! jusqu’à dix heures du matin, personne dans les rues de Santiago,
désert, rideaux des boutiques baissés. Dix heures : Les
envahisseurs ! On ne court pas, mais c’est tout juste : Les trottoirs
sont noirs de monde et chacun allonge le pas ! Costumes sombres stricts, chemises blanches, cravates ,
coiffures lissées, attaché case : C’est la Chaussée d’Antin à Paris ou le
boulevard dans la City ! On court, on trotte en rangs serrés. Impossible
de ne pas suivre le flot ! Des employés roulent des sacs transparents dans
des brouettes : sacs de pièces de monnaie pour alimenter les caisses des
magasins.
Le palais présidentiel de la Moneda … Peu spectaculaire. Ici périt
Salvator Allende. Drapeaux sur la vaste place. Boutiques, boutiques, boutiques : On y court, on y
court !
Des églises, austères, massives, aussi austères que les galeries du
Louvre avant leur restauration … À l’intérieur, du baroque. Les Chiliens
habillent les statues des saints et de la Vierge. Beaucoup de statues dans les
églises, beaucoup d’ex-voto, des confessionnaux : On confesse, on
confesse ! On prie.
Des mendiants, beaucoup de mendiants : femmes, hommes,un cul-de-jatte, un autre qui l’est
presque, car il ne lui manque que les pieds. Sébiles en matière plastique.
Escaliers, escalators,
galerie commerciales, comme à Québec, comme à Paris :
« Achetez aujourd’hui,
payez dans trois mois ! »
Fast-food, poulet frit,
hamburgers …
-« Vous êtes
Français ? » - Votre interlocuteur sourit et murmure en roulant les
r : « François Mitterand » pour montrer qu’il s’y connaît. S’il
parle un peu l’Anglais, (Mais il y a assez peu de chances pour cela …) il vous
expliquera dans cette langue que la France est très aimée au Chili :
« D’ailleurs les enfants de nos écoles
apprennent obligatoirement à chanter la Marseillaise ! »
Place
d’Armes … Pedro de Valdivia sur son cheval de bronze, plus grand que
nature : Les héros espagnols ont traîné depuis Madrid et jusqu’ici leurs
cuirasses rouillées et leurs épées. Je prends conscience du fait que la
revendication d’indépendance des colonies espagnoles d’Amérique du Sud coïncide
avec l’arrivée de Lucien Bonaparte sur le trône ibérique. C’était
avant-hier ! De l’autre côté de la place d’Armes, un monument de
pierre dressé en 1992, dédié
« aux Peuples Indigènes » … Poignant !
Vers
midi, dans les rues, on tombe la veste. On conserve les cravates sur les
chemises blanches. Pizzerias et
fast-food bondés. On appuie les plateaux- repas où l’on peut, faute de place
sur les tables. Des voitures blindées passent pour collecter les recettes des
magasins. Dans le Paseo Humada, un petit homme, grimpé sur un muret, joue du
saxo. Plus loin, s’est installée une harpiste. Dans les galeries commerciales,
on est inondé par la musique de « Petit papa Noël » … Tiens !
C’est vrai, Noël approche. On entend aussi l’air du « Docteur
Jivago » Des banderoles proclament : « Offrez à votre enfant un
vélo de couleur ! »
Marché
Central : ça pue le poisson. Les fruits sont beaux : abricots, pêches
et cerises. Comprenez ce que veut dire « corrazon de paloma », vous
aurez alors compris que ce peuple est bien un essaim issu de la ruche
européenne. Quelques cabarets
assez minables : Eux aussi sentent la marée … Il faut aller voir
l’ancienne gare des chemins de fer, devenue Centre Culturel Mapuche. Pauvres Indiens Mapuches ! La gare est une structure métallique signée Gustave Eiffel … Elle fait
penser à Saint-Lazarre. Il n’y a rien à y voir lorsque j’y arrive. C’est
vide : On prépare une exposition.
Aperçu
le musée précolombien par hasard : Assez joli cloître . On y sert du café
et des croissants « parisiens » :
-« Café et croissants : « The
french bakery cafe ! »
Pigeons,
kiosque à musique dans lequel, pour le moment, on joue aux échecs, tout un
peuple de joueurs d’échecs silencieux et concentrés. Autour, petits boulots,
comme à Bangkok, antiques chambres noires des photographes, boîtes des cireurs
de chaussures.
-« Passe au soleil, tous les autres
empruntent le trottoir qui est à l’ombre ! » De la même façon, tous
les bancs qui restent libres sont au soleil.
Comme
partout, il y a au moins un Père Noël.
Retourne
au musée d’Arts Précolombiens … Pas cher … Beau, (Attention à cet adjectif, tu
vas l’utiliser trop souvent !). Bien climatisé, sièges confortables, vases
anthropomorphes et zoomorphes, un vase ornithomorphe (Vous suivez ?).
Moi,
je veux bien que l’île de Pâques et la Polynésie aient été peuplées à partir de
l’ouest, mais le vase ornithomorphe de Machu IV ressemble bien à l’homme-oiseau
de l’Île de Pâques ! … Bon, il y a des spécialistes, je n’en fais certes
pas partie, mais ne peut-on imaginer un mouvement d’Est en Ouest en même temps
que celui qui s’est fait dans l’autre sens ?
On
cherchait de l’or. Il y en avait vraiment, en Amérique : Ici un vase, là
un masque, quelques autres objets, c’est pour cela qu’on a tant assassiné !
De
retour dans la rue, je découvre les vitrines d’une quantité invraisemblable de
salons de podologues traitant tous des problèmes de
« dépilation » ! … Quand je disais que, sur la lèvre de beaucoup
de femmes, il y avait des ombres de moustaches … Certaines ont donc aussi
« du poil aux pattes » ! Pourtant, il y a des jeunes filles
splendides : Allez donc dans les « salons de café » ! Elles
ont un « look » !
Dix-sept
heures trente : Tout le monde est à nouveau dans la rue, dans les paseos à
l’ombre … Plus décontracté : Certaines cravates même, ont disparu. À
vingt-deux heures trente, (il fallait s’y attendre), il y a encore du monde
dans les rues. Ce n’est plus la foule, mais enfin … Beaucoup d’amoureux, très
jeunes. Ils s’enlacent debout, n’importe où. Ils se frottent mutuellement le
dos en se balançant sur un rythme binaire. Par contre, les restaurants sont
déjà fermés.
PUNTA ARENAS
Punta
Arenas (La Pointe des Sables) … Le bout du monde ? (fin del mundo ?
Cela me rappelle l’histoire du fou qui était monté tout en haut d’un mât :
Il y avait épinglé un message, tout en haut. Son gardien l’avait vu faire, il
grimpe au mât lui aussi, à grand’peine. Il déchiffre le message :
« Ici, c’est le bout du mât » ! – C’est un peu ça : Ici,
c’est peut-être le bout du monde …
-« Et
puis après ? »
Et
puis après, tu pourrais tout aussi bien te promener avec « l’ami Bidasse,
dans les rues de Toulon … »
Cent
vingt mille habitants, des vitrines de Noël … Ici comme ailleurs ! Il a plu, la nuit dernière, à verse, la
rue est devenue un torrent, la rue qui conduit à mon hôtel.
-« Mais
non, mais non, il ne pleut pas très souvent ! Il ne fait pas non plus
aussi froid qu’on le pense, même en hiver. Le thermomètre descend rarement en
dessous de moins cinq. La neige tient rarement plus de deux ou trois
jours : Il fait moins froid ici qu’à Paris ! » Par contre, le
temps peut changer très vite : On dit qu’ici, face à la Terre de Feu, on
peut connaître les quatre saisons dans la même journée !
L’hôtel
a le chauffage central. J’ai même une baignoire, j’y patauge avec délices.
Au
bout de la rue, on voit le détroit de Magellan. L’hôtel s’appelle « Los
Navigantes ». C’est pour tout cela que je suis venu jusqu’ici, pour
rejoindre les rêves du petit garçon qui lisait Jack London et Jules Verne.
Comment dire ?
C’est un monde minéral
En quatre jours j’ai vu un seul oiseau
Un rêve très étrange
L’impression de planer sur un tapis volant
Je glissais au-dessus d’un fleuve couleur d’étain vieilli
Et le ciel aussi était d’étain
On n’en voyait d’ailleurs qu’une lanière découpée
Tout en haut
Comme un couvercle faiblement halogène entre les falaises
abruptes
Vertigineuses
Le navire avançant tout au fond d’une monstrueuse
faille de
rocaille grise
La nuit parfois scintillaient de froides étoiles
Arbres morts
Labyrinthes de très étroits canaux
Fronts des glaciers bleus
Bouées noires
Et l’épave d’un navire écorché
Glaçons partant à la dérive
Chutes d’eau
Pas une fumée
Pas une cabane
Pas une vie
L’impression très étrange de pénétrer dans un autre monde
J’avais rêvé de grands voiliers à trois ou quatre mâts
De baleines et de rorquals
D’albatros
Rien
Rien que le canal lisse
Unicolore
Muet
J’avais rêvé d’orpailleurs
De trappeurs
De guanacos en liberté
Je n’ai rencontré rien de tout cela
Mais contemplé
L’indicible et effrayante
beauté
Le
musée salésien : C’est celui que les pages de mon guide signale comme le
plus intéressant : Accumulation de portraits de missionnaires, d’objets du
culte, d’oiseaux empaillés de toutes sortes , tous les oiseaux du détroit,
tristes, déplumés un peu. Mais il y a le grand albatros (Ah ! L’albatros !
… « Ses ailes de géants l’empêchent de marcher » …) Il y a le condor
(Ah ! Le condor !).
Mammifères assez galeux, aux fourrures poudrées d’insecticide. De
curieuses choses : Dans un bocal, un veau à deux têtes et puis deux autres
veaux, siamois.
-« Ici, c’est le bout du mât …)
Mannequins
dérisoires, vêtus de peaux de guanacos, à la manière des Onos et des Alakalufes
disparus (Complètement disparus !), pointes de flèches, arcs …
-« Ici, c’est le bout du
monde ! »
Visite
au cimetière : Il y a des mausolées qui sont dignes du cénotaphe de
Napoléon aux Invalides … Grandiose ! … Plus que les Alyscans …
Les
enfants sont tous enterrés dans le même carré : Tombes entourées d’une
rembarde, comme lits de fer forgé.
-« Tes
parents te remercient, petit, pour
le bonheur que tu leur as donné pendant ton séjour sur la terre. » … Admirable !
Beaucoup
d’enfants morts très jeunes, parfois par fratries entières, enlevés en quelques
semaines … Par quoi ? – Dureté de la fin du XIX eme, du début du XX eme siècle.
Beaucoup de tombes avec des noms en K ou en CZ : Yougoslaves venus ici
parce que la vie était trop dure ailleurs, encore plus dure qu’ici.
Monument
en hommage à « L’Indien », statue de bronze à l’endroit où l’on
enterra le dernier des Onos. Apparemment, « l’Indiecito » fait
l’objet d’un culte fervent. Ses pieds de bronze brillent, tant ils ont été
tripotés, caressés. Des ex-votos sont scellés dans le mur pour le remercier de
son intervention bénéfique.
Le
tombeau de Menendez : Pionnier visionnaire, philanthrope, entrepreneur …
Autant de plaques de bronze que de
sociétés qu’il dirigeait … Combien ? … Je ne les ai pas comptées !
Place
d’Armes : Très beaux arbres, mufliers, pavots. Monument à Magellan :
Grandiose ! (adjectif déjà utilisé … Attention !). Monument offert
par Menendez pour le quatre centième anniversaire de la découverte du
détroit : Magellan, impérial, à la proue de son bateau … Une sirène à ses
pieds et … Deux Indiens accroupis … Toucher leurs pieds porte bonheur : Le
bronze y luit !
Beaucoup
de monuments au Chili, beaucoup de statues : Aux carabiniers victimes de
leur devoir, au Libérateur O’Higgins, au Général Machin Chouette, aux
fondateurs de la Nation … L’un de ces monuments, splendide : « À la
gloire des bergers qui firent la première fortune de la Région
Magellanique » : Le berger, ses chiens, ses moutons, son cheval … Il
faut lire Francisco Coloane (Éditions Phoebus).
Mais
les Andes ! Mais les Andes vues d’avion, sur la route de Punta
Arenas, vers Puerto Montt!
Il
ne semble pas que les montagnes soient aussi hautes qu’on le pensait :
Vues d’en haut, elles paraissent aplaties. De temps à autre, simplement, leurs
sommets dessinent à terre des étoiles blanches : On devine les reliefs.
Dans la région des lacs, un peu avant Puerto Montt : volcans enneigés,
cônes parfaits, dont l’un envoie de la vapeur par bouffées, qui dérive ,
semblable à tous les nuages … Lacs bleus, lacs verts, lacs gris … À la
verticale de Torres del Paine, mer de nuages, vaste, continue, infinie. Et puis,
une déchirure : lacs, glaciers, immenses glaciers gercés : Moraine
centrale, moraines latérales, comme dans un livre de géographie ! Torrents
qui dévalent dans les lacs, rivières issues de ceux-ci. Étendues enneigées,
vierges, blanches. Terre torturée, fracturée, disloquée, effondrée. Un chemin, un village … Où ? …
Nulle part ! Ici, sous ces toits minuscules vivent des hommes et des femmes. Ils s’aiment ou se
détestent, travaillent, souffrent, espèrent, pleurent, rient … À Punta Arenas,
les peuples vaquent à leurs affaires : C’est Noël que l’on prépare !
TORRES DEL PAINE
Dans
le même autobus que moi, sont venues jusqu’à Puerto Natales deux Canadiennes de
l’Ontario. Je suis donc obligé de parler Anglais et, comme, de plus, elles sont
originaires de Hongrie, il n’est pas toujours très facile de les comprendre et
de se faire comprendre !
J’ai
rencontré à Puerto Natales beaucoup plus de métissage indo européen que je n’en
avais vu ailleurs : Gens à face large et aux yeux fendus, faisant songer aux
Esquimaux, ou plutôt aux Inuits …
Départ
au petit matin en minibus vers le Parc National (… Il mérite bien des
majuscules !) de Torres del Paine. Un chauffeur et un guide ne parlant que
l’Anglais et l’Espagnol. Mes deux Canadiennes semblent se chamailler. Elles ont
péroré tout le long du chemin en Hongrois : Il ne manquait plus que
ça ! Et puis, l’une d’entre elles, qui est médecin, capricieuse et
autoritaire … Elle en est à son troisième mari paraît-il … Je comprends …
Longue
route de terre et de gravier, méplats, collines et montagnes. Par endroits, le
flanc de la vallée, tout en strates, fait songer au Grand Canyon du Colorado,
(Que je n’ai jamais vu qu’au cinéma …) Arbres toujours aussi rares et, quand il
y en a, ils sont morts sur pied, le cœur brûlé. Kilomètres de clôtures de fils
de fer barbelé, moutons, moutons, moutons !
La
grotte du milodon. On s’arrête ? – C’est bien. Mais vous pouvez aussi bien
passer votre chemin. Il n’y a pas grand’chose à voir, si ce n’est la
reconstitution, en matière plastique, de l’animal préhistorique dont le
squelette a été découvert là, (On crut alors que les restes étaient récents et
on organisa en conséquence une expédition pour tenter de lui trouver des frères
en vie …) Tête de cheval sur un corps d’ours géant, mangeur de feuilles et
d’herbes… Passons, mais pourtant, souvenons nous de lui lorsque nous lirons
Francisco Coloane.
Premier
guanaco, au bord de la route : Photos. Second guanaco, troisième,
quatrième guanaco, hordes de guanacos … Élégance de ces êtres songeurs !
Nandous, dont quelques femelles suivies de leurs poussins. Ni plus ni moins, ce
sont de petites autruches, grise sur le fond gris du sol d’ardoise, farouches,
pas faciles à photographier. Des oies, des cygnes, des canards, mares, étangs,
lacs. Un couple de renards gris allant à leurs affaires. Ils nous font la grâce
de poser un instant. Deux condors, loin, qui planent en décrivant des cercles,
sans bouger les ailes,(Tu te rends compte, des condors !).
Lac
vert, lac bleu, lac gris, se déversant les uns dans les autres. Très belle
cascade, (Qu’est-ce qui fait que l’on peut dire qu’une cascade est
belle ?)
La
nuée se déchire ; Honneur ! Les pics et les tours du Paine se
dévoilent en plein soleil : arêtes acérées, lames couronnées de neige …
Superbe ! Ah ! Dis-tu ?
- Je le répète : Splendide, Superbe !)
Déjeuner dans un
merveilleux restaurant : Les larges baies font face au lac vert et aux
tours. Pour terminer, vu de loin, le glacier Grey, petits icebergs qui flottent
dans le lac, brusques rafales de vent coupant.
Un
seul regret : Les deux cent cinquante kilomètres du retour – Piste
caillouteuse ! Un pneu n’y résiste pas : Charpie !
Je
n’ai pas vu de pumas : Ils ne sortent que la nuit, paraît-il. Notre guide,
qui vient là tous les jours depuis cinq ans n’en a aperçu que trois fois.
Pourtant, ils sont là : quarante pour cent des jeunes guanacos,(On les
nomme chulengos) seront victimes des pumas avant d’atteindre l’âge adulte.
Pourtant, au moment de la création du parc, il n’y avait qu’une centaine de
guanacos, (On les disait en voie de disparition…) Il y en a trois mille
maintenant. Et combien de pumas ? Carcasse de mouton, sur le bas côté …
C’est
seulement en Patagonie, que j’ai pris conscience de la destruction de
l’environnement par l’homme : Il n’y a plus guère de condors, les pumas se
font rares, les guanacos ne sont sauvegardés que grâce aux parcs nationaux, on
a dû protéger les oies de Magellan … C’est dans le détroit de Magellan que
Green Peace fait la guerre aux chasseurs de baleines. Les habitants de Punta
Arenas manifestent contre la déforestation. On ne rencontre plus d’Indiens …Les
trois ou quatre dernières Indiennes vendent aux touristes des petits paniers
tressés, à Puerto Williams. Les îles du bout du monde étaient autrefois toutes
habitées par des pêcheurs et des chasseurs. Elles sont vides de toute vie et
leurs canaux sont désertés …
Sans
doute ne rend-on pas vraiment compte de cela, dans les villes, il faut venir
dans ces steppes où réside moins d’un habitant au kilomètre carré : Le
royaume du vent et cette impression de désolation, même si, à la faveur du
trajet de retour, de Puerto Natales à Punta Arenas, je découvre que les arbres
ne pas sont tous morts, comme il m’avait semblé. La plupart sont malades : parasités de gui, barbes de lichens.
- « Il a encore fallu que ce soit à
moi que cela arrive : Mes deux Canadiennes Hongroises se chamaillent .
Elles vont prendre le même avion que moi, de Punta Arenas à Puerto Montt, après
… Après, j’espère que ce sera fini et que nos chemins ne se croiseront
plus !
J’ai compris ! – Le
Japonais (ou Coréen) qui était à Punta Arenas pour acheter « des copeaux
de bois » … Sur le quai de
Puerto Montt, il y a des montagnes de pulpe de bois ! Des forêts entières
passées à la déchiqueteuse ! D’énormes camions basculent leurs bennes, des
bull-dozers brassent tout cela, les grues tendent leurs bras, prêtes à charger
… Copeaux humides aux aigres odeurs fermentées … C’est à Angelmo, le port de
Puerto Montt, et tout ceci, c’est pour faire de la pâte à papier.
Baraques « attrape touristes, en files : Lapis-lazuli,
pulls en « laine vierge », rêche, objets en bois : Un fatras. Il
y a effectivement beaucoup de touristes, sac au dos. Marché en plein air : carottes, tomates, moules
séchées, enfilées en longs colliers … Des matrones en tablier blanc soulèvent
les couvercles de leurs marmites en faisant le boniment : étranges
cuisines, odeurs fades du poisson, poisson encore, et fumé, trucs
indéfinissables … Joli bord de mer : Par-dessus les montagnes de copeaux
de bois, on aperçoit les vraies montagnes : Cônes parfaits des volcans
enneigés.
PUERTO MONTT
Puerto Montt est une ville
de quatre-vingt-cinq mille habitants, ouverte sur une mer couleur de zinc.
Beaucoup de maisons et d’immeubles de style germanique. On croirait, par
endroits, être en visite sur les bords du Rhin. Environnement verdoyant :
Beaucoup plus gai que ce que j’ai pu voir jusqu’à maintenant. Vue d’avion, la
campagne ressemble, avec de petits champs bien délimités, à celle de chez nous.
On
cherche, sur les visages rencontrés, quelques traits caractéristiques des
indiens Mapuches … On croit en trouver … Mais ne croirait-on pas en trouver à
Madrid ? Il y a, paraît-il, encore des mapuches dans les réserves, mais,
disait mon guide à Isla Negra ; « Je crois qu’il vont, à terme,
disparaître complètement ! » Serait-il donc déjà trop tard pour eux
aussi ? Leur pays est bien beau et le soleil y brille. On comprend que les
Mapuches aient résisté longtemps aux fils des Espagnols et qu’ils leur aient
mené la vie dure !
Cela me ramène aux Onas et aux Alakalufs de la
Terre de Feu. Monsieur le Consul Général de France à Rio, qui m’accompagnait, disait ; »Vous vous
rendez compte ? Des gens qui vivaient à peine vêtus, gardant une épaule et
un bras nus comme les moines bouddhistes, se couvrant de peaux de guanacos non
cousues. Vous vous rendez compte … Alors que nous, nous avons froid en plein
été austral ! Quels beaux sujets d’étude ils auraient fait pour la médecine !
Et quand on pense qu’ils se nourrissaient essentiellement de moules …Quel
métabolisme !
-
« Cette fois, j’en tiens un ! »
- « Un quoi ? »
- « Un Indien ! Un Indien,
pardi ! »
Nous sommes au restaurant.
Mais je m’aperçois très vite qu’il ne s’agit pas d’un Indien : Il ne parle
pas l’Espagnol (Depuis plus de cent cinquante ans, ils ont bien été obligés de
l’apprendre, je suppose !) … Pommettes saillantes, yeux fendus …
Japonais ? Plutôt Coréen, sans doute, et il mange … Du riz !
- « Allons, ce n’est pas encore pour
cette fois-ci ! »
Le « Guide des
Routards » disait bien qu’il fallait choisir une journée de beau temps,
pour aller à Peulla … Il ne disait pas comment il faut s’y prendre pour faire
le bon choix. Au départ, ce n’était pas si mal : On a même aperçu les
volcans, bien qu’ils soient couronnés de nuages. Région verte. Maisons de bois, chalets, toits de bardeaux,
peints ou non. Fleurs : beaucoup d’hortensias, azalées, roses … Saules
pleureurs, peupliers, eucalyptus.
À Puerto Varas, au bord
du lac Llanquihué, on cherche le jet d’eau de Genève … Églises de bois :
La colonisation allemande est évidente. Elle date de mille huit cent cinquante.
Les rapides de Petrohue : Très, très
beau ! (C’est tout ce que tu as trouvé comme superlatif ?) Nous
prenons des photos, mais elles ne pourront pas restituer ces chutes d’eau, ce
relief … Une éruption volcanique : la lave barre les gorges … Un lac qui
se crée, l’eau qui est forcée …À la longue, elle creuse ses chemins dans le
basalte. Aménagements parfaits : Barrières de sécurité, ponts, corbeilles
à papier (utilisées).
La journée et l’excursion sont achevées :
Voici la pluie, elle ne cessera plus ! Hier, à Angelmo, j’avais pris un
coup de soleil. Aujourd’hui, ce ne sera pas le cas : Une pluie fine
d’abord, qui tombe en crachin. Sur le lac Todos Los Santos, que les Indiens
dénommaient le « Lac d’Émeraude », l’éclat des gemmes est éteint.
Chalets de bois sur les rives, lorsque la pluie se calme. En vérité, impression
d’un long tunnel lorsque la pluie redouble. Cette excursion, si je l’avais
faite hier, aurait été ensoleillées. Soyons franc : Je l’ai repoussée de
vingt-quatre heures pour être certain de ne pas retrouver les deux Canadiennes
casse-pieds dans l’autobus : Tout, mais pas ça ! … Le revers de la
médaille, c’est la pluie !
Marguerites, hortensias, azalées, digitales
pourpres, roses … Nous parvenons de temps en temps à les apercevoir. À Punta
Arenas, ce sont des lupins et des pavots, que l’on retrouve d’ailleurs à
Ushuaïa, en terre d’Argentine.
Aujourd’hui, c’est un vrai désastre de pluie. Il reste à se consoler en
songeant qu’on a la chance d’être vivant !
Beaucoup de militaires au Chili ? C’est
vrai, il y a des carabiniers partout, avec casquettes, gilet pare-balles,
pistolet, bâton et menottes … Et puis après ? … Je connais des Français
qui voudraient bien qu’on en vît autant chez eux !
VALPARAISO
Je
reviens de Valparaiso. Eh oui ! J’y suis allé ! … Que voulez-vous, là encore, le mythe
des cap-horniers !
« Good
by farewell ! »
Venant
de Santiago et allant vers Valparaiso, vous rencontrez de vertes forêts de
pins, tout droit élancés à plus de trente mètres du sol, des forêts
d’eucalyptus aux troncs blancs qui se desquament, des vergers d’arbres fruitiers , des vignes, des
champs de maïs … Mais je n’oublie pas les collines d’argile sèche, les
buissons, les garrigues ;
-« Valparaiso ? … Fais marcher ta
jugeote ! »
Je
fais marcher ma jugeote : « Si tu veux voir le port, c’est
facile, tu n’as qu’à suivre une rue qui descend ! » La ville est en
effet construite en forme d’éventail, elle se trouve à flancs de collines. En
arrivant près de la mer, je m’aperçois que la zone portuaire est entourée d’un
mur, haut ! On ne voit rien. Passé le portail d’entrée, même (À quoi peut
bien servir le factionnaire qui m’a laissé entrer sans rien dire ?), on ne
voit pas grand’chose, juste devant, si : À quai, un navire scientifique
luxembourgeois (J’ignorais que le Luxembourg armât des navires, serait-il en
rivalité avec la Principauté de Monaco ?) . Mais pourquoi ce navire
luxembourgeois porte-il un nom anglais : « Cristal Pilgrim ?
Bon,
puisque, d’en bas, on ne voit rien, il faut remonter et regarder d’en
haut !
Valparaiso
est une grande ville. Je remonte, je remonte. Il y a quinze ascenseurs à
Valparaiso, pour monter dans les quartiers hauts. Oui, mais voilà : Les
ascenseurs sont d’antiques machines et la ville a grimpé beaucoup plus haut que
leurs terminus. Les ascenseurs portent chacun un nom : Le mien s’appelle
Mariposa (tiens donc !). En fait, c’est un funiculaire et je suppose qu’il
en est ainsi des quatorze autres. Cela ferraille, mais cela monte ! …
Quand vous débarquez, il faut encore grimper dix fois plus haut.
Baraques ?
– Il y en a –Mais plutôt chalets ou villas : Pas le luxe, mais pas non
plus des favelas comme il en est à Rio. Tout le terrain est occupé, jusque dans
ses abrupts et ses ravins – terre rouge.
Je
suis monté jusqu’aux dernières maisons ou presque (ne chicanons pas : Il
me restait cent mètres à grimper !) Photos !
La
baie est immense. L’Armada chilienne est en rade, quelques cargos aussi.
On cherche, bien sûr les
trois ou quatre mâts du temps des cap-horniers (et mon imagination les
trouve … « Hourra pour Mexico, Oh ! Oh ! Oh ! »). À
mes pieds, la ville, dévalant les pentes, escaladant l’amphithéâtre des
collines : « Valparaiso ! Oh hisse et Oh ! ». Retour
en bas : Immeubles intéressants, montrant une splendeur passée, mais
façades lézardées ou décrépies. Dans la rue, foule pressée, comme à Santiago …
Le
Palais des Congrès : Bloc de béton …Mégalomanie : C’est Bercy !
Beaucoup de camelots sur les
trottoirs : On se croirait aux Puces de Clignancourt : Images
pieuses, outils dépareillés, vieux fers à repasser, autres objets non
identifiés, mais aussi des fruits et des poissons, présentés à même le
trottoir. Société de consommation ici aussi, mais c’est Noël ! Comment
sont ces villes, en dehors, de la période de Noël ?
Dernière
photo, sur la Place d’Armes de Santiago, le soir en rentrant : Le père
Noël, semblable à celui de chez nous : Barbe blanche et robe rouge à
passements blancs. Il est assis sur une chaise haute. Il lit le journal tandis
qu’il se fait cirer les bottes .. .
« DE PAR LE MONDE ILS SONT PARTIS, PAR TOUTE
VILLE ET TOUT PAYS, EN QUÊTE DE NOTRE SUBSISTANCE … »
UN AUTRE FOSSILE
Celui-là, je l’ai
acheté dans un vide greniers comme il y en a beaucoup pendant la saison
estivale. Je ne me souviens pas de son nom, mais je le connais bien : Il
vient du Maroc. Belle forme, belle couleur, tirant du gris au blanc. La pièce
dans son ensemble a l’aspect d’une tablette très lisse, aussi lisse, aussi
brillante que le marbre. Les fossiles sont en relief, sortes de navettes
rangées en lignes parallèles. Combien de siècles ? Combien de
millénaires ? Pour une bouchée de pain, j’ai acheté. Il s’expose dans la
vitrine de ma bibliothèque.
*
LA PÉRIODE DE LA GUERRE
Sur quatre
enfants, j’étais le second fils d’un officier de marine qui ne servait pas sur
la mer : Il arborait un écusson de pilote d’avion. J’ai des souvenirs de
ballons, ballons ronds dits “libres”, ballons longs dits “saucisses”, ballons à
propulsion motorisée dits “dirigeables”...
Un bateau qui
s’appelait “le Cèdre” tractait des saucisses aux alentours de l’île d’Oléron.
Il me reste aux narines l’odeur du caoutchouc échauffé par le soleil du mois
d’août, dans une clairière entourée de pins maritimes.
J’ai aussi
des souvenirs d’étranges insectes de bambous, de bois et de toile huilée ... et
qui volaient ! Parmi les plus invraisemblables citons les “ Poux du Ciel”, les
“avionnettes” et les “autogires”, ces derniers pouvant être considérés comme
les ancêtres des hélicoptères modernes. Ils volaient, mais aussi, souvent, ils
se brisaient.
Il me
suffisait de grimper sur une chaise, dans notre salle de bains, pour manipuler
en cachette le casque de cuir souple et les lunettes de pilote de mon père.
Dans le même
placard, se trouvait le sabre, avec des galons d’or pendant à la garde.
Fourreau noir. Dans une boîte en bois dont la forme pouvait intriguer je
découvris un jour le bicorne à cocarde. Bicorne et sabre équipent mon père dont
l’image figure sur une photo prise à Rochefort lors de la cérémonie au cours de
laquelle on lui remit La Croix.
Un matin de
septembre mille neuf cent trente neuf ... Il faisait beau. Mon père, perché sur
le toit de la maison où nous passions nos vacances, en Oléron, rangeait des
tuiles. Est-ce qu’il m’en souvient bien, ou le souvenir n’est que rapporté ?
Les gendarmes vinrent annoncer la déclaration de guerre et la mobilisation.
La guerre ...
Elle commence pour moi dans un chambardement, un bruit d’apocalypse. C’est le
premier souvenir dont je suis absolument sûr qu’il soit direct et personnel.
J’avais sept ans. Je grimpai les escaliers métalliques à toute vitesse. Je
croyais que le bateau coulait. Nous nous trouvions au large de Gibraltar. Je
dormais sur ma couchette dans les entrailles du navire qui nous conduisait à
Casablanca. Mes parents devaient prendre le frais sur le pont à ce moment là.
Je sens encore les odeurs d’huiles, lourdes et j’entends encore les battements
des machines, les emballements épisodiques de l’hélice lorsque les pales
sortaient de l’eau.
Un paquebot
qui s’arrête en plein élan, c’est fou comme c’est bruyant ! Les tôles vibrent
... Un aviso britannique nous arraisonnait. Je pensais à mon petit camarade,
resté en France, dont le père avait péri au fond, dans un sous-marin. Cette
mort avait hanté mes nuits ... Sait-on ce que cela peut être, pour un petit
garçon de sept ans, d’étouffer la nuit au fond de l’océan ? Le naufrage d’un
sous-marin, est-ce que cela fait autant de vacarme que l’arraisonnement d’un
paquebot ?
Mon père à
moi était chargé de la construction d’un centre de ballons captifs à
Casablanca.
Une fois
installé là-bas, près des “Roches Noires” j’appris, une bribe après l’autre,
car les “grands” ne parlaient pas de cela aux enfants, qu’il se passait en
France des choses très graves et mystérieuses. Moi, j’avais pour m’amuser la
compagnie d’un épervier apprivoisé et de deux marcassins qui accompagnaient le
chien partout. Il y avait aussi une piscine en mer toute proche.
Je pense que
mon père fit un séjour sur le croiseur Jean Bart : Une plaque de bouche aux
armes de ce navire est longtemps demeurée sur son bureau. Par contre, je ne
crois pas me souvenir de cette fameuse nuit où l’on vit des avions anglais
mitrailler la rade.
Toute la
population était, paraît-il montée aux terrasses pour admirer les balles
traçantes et les fusées éclairantes. Je crois bien que c’était le quatorze
juillet !
On n’aimait
pas les Anglais, dans la marine. On parlait de Mers-El-Kébir.
Des images et
des mots disparates constituent mes souvenirs : Les cavaliers chamarrés du
Sultan, avec leurs capes rouges, des dromadaires en files interminables, le
balcon de l’appartement que nous avons habité à Rabat, à côté d’un magasin de
jouets qui s’appelait “Au Nain Bleu” ... De ce balcon, j’aspergeais les
passants en soufflant dans le bec d’une gargoulette. Je me souviens aussi des
bougainvillées qui grimpaient sur un mur, à l’entrée d’un tunnel ferroviaire.
Je me souviens du mausolée du Maréchal Lyautey, des pistes rouges partant
d’Agadir vers les déserts du sud et des neiges lointaines du Tizin’Test ... Des
noms me reviennent en mémoire : Giraud, Darlan, Weygan, le Maréchal.
Je ne sais
qui m’apprit à chanter “Maréchal Nous Voilà” et puis “C’est nous les Africains
qui revenons de loin “ On parla ensuite des Américains : Ils risquaient de
“débarquer”.
-
«
Commandant, le bateau, il a coulé. Il s’est cassé sur les rochers … La
tempête ! Tout le monde est sauvé, mais « le petit », il est
mort. »
Le commandant, c’est mon père. Le petit,
c’est mon frère, il doit avoir douze ans. Le naufrage s’est produit devant
Safi. J’ignore où se trouve Safi : J’ai dix ans. C’est un coup de
téléphone qui nous avertit.
Le club des officiers de marine d’Agadir
avait acheté un voilier. Il faut dire qu’à l’époque, il n’y avait pas beaucoup
de distractions, dans le Sud marocain ! Quelques hommes l’allèrent chercher
à Casablanca et le ramenaient lorsqu’ils furent surpris par une tempête. Le
bateau se brisa : La pièce la plus grosse que l’on retrouva sur le rivage
était le lavabo de la cabine, seule pièce restée entière.
Les marins s’étaient sauvés à la nage …
Et le petit n’était pas mort ! On lui avait ficelé un jerrican sur le dos,
on l’avait mis à la mer, on le tira jusqu’au sec … Dans le jerrican, chacun
avait mis ses objets de valeur : Montres, papiers, billets de
banque : En quelque sorte, ce fut le « petit » qui sauva les
trésors ! Il but largement la tasse, mais il arriva sain et sauf.
*
Ils allaient
“débarquer” ... Je ne compris ce que cela signifiait que lorsqu’ils eurent
“débarqué”. Il y avait eu de nombreux morts français à Port-Lyautey.
Mon père
était préoccupé : Il attendait un rouleau compresseur qui arrivait de Rabat à
petites étapes, lentement, par ses propres moyens. On en avait absolument
besoin pour rouler la piste du terrain d’aviation qui se construisait à
Inezgane, près d’Agadir. En l’absence de camions, cette piste, elle se
réalisait avec des cailloux concassés à la main et transportés dans des
couffins, à dos de dromadaires ...
À la
réflexion, il me semble que je n’ai guère connu mon père autrement que “vu de
dos“ : épaules rondes, mains croisées sur le creux des reins, . Il part à la
Base. Celle de Casablanca est entourée de grillages et de barbelés, elle a deux
hangars immenses. À Port-Lyautey, mais je n’y étais pas je crois, c’est dans un
hangar à ballons que le Père Noël est descendu du toit en parachute pour
distribuer des bonbons. C’était avant l’arrivée des Américains. Eux, un peu
plus tard, ils nous donnaient des Pommes rouges qui nous émerveillaient.
La Base, à
Agadir ... On m’y mène, environ une fois par mois, pour me faire couper les
cheveux chez le “bouif”, c’est ainsi que l’on appelle le coiffeur ...
C’est aussi à
Agadir, juste devant le factionnaire dans son aubette, que mon père, en tenue
d’officier de marine, grimpa dans un arbre pour dénicher des tourterelles. Le
Commandant attendait au pied de l’arbre pour recueillir les oisillons dans sa
casquette ! Je n’ai jamais su ce qu’en pensait le factionnaire ... En tout cas,
c’est moi qui élevai les tourterelles.
On a cassé
beaucoup d’avions à Agadir : Je pense qu’ils étaient un peu vétustes, Catalina,
Dewoitine, S.B.D. , Lightning ...
Un Dewoitine
se posa sur le dos d’un dromadaire qui batifolait sur la piste ... Le
dromadaire fut sain et sauf ! Il a figuré dans le blason de la base.
C’est avec un
S.B.D. que le père d’un de mes petits camarades, qui s’appelait Ortolan et qui
devint Amiral, eut un accident : Il parvint à s’éjecter en parachute mais resta
pendant deux jours accroché aux branches d’un arganier, sur la pente abrupte
d’un ravin.
J’ai beaucoup
servi d’enfant de chœur, pour les offices d’enterrement. Des femmes en noir
pleuraient, des gallons brillaient, des cierges filaient une âcre fumée. Une
“marinette” secouait la cloche en rythmant la sonnerie avec les mouvements de
sa croupe.
Aussi souvent
que je le pouvais, je fouinais dans le coin où s’entassaient les carlingues
disloquées. Je collectionnais les cadrans des tableaux de bord et autres
bizarreries. Je découvris ainsi le duralumin, qui était un nouveau matériau. Un
jour, mon père faillit me surprendre dans le cimetière des avions. Je me tassai
au fond d’une carlingue : Il ne jeta qu’un coup d’oeil rapide à l’intérieur. Je
me souviens très bien du raclement de gorge qui lui était habituel.
Arrivent,
donc, les Américains. Je me demande si le mot fut d’abord utilisé pour désigner
ces soldats étrangers, noirs souvent, qui distribuaient de la gomme à mâcher,
autre nouveauté, ou bien pour désigner les officiers français qui arrivaient
d’Amérique et d’Angleterre. Il me semble que ces derniers n’étaient pas très
aimés, on utilisait à leur égard un peu le même accent que celui qui servait à
parler des “biffins” ou, pis encore ... des “Autres”, ceux de l’Armée de l’Air.
Mes frères et
moi, nous avions un âne. Il nous jouait des tours. Il se roulait, les quatre
pattes en l’air, dans chaque crottin qu’il rencontrait au bord du chemin. Il
fallait avoir l’oeil et sauter à terre lestement!
Longues promenades vers le sud. Jusqu’à
ce que l’un d’entre nous eût l’idée saugrenue d’enfoncer un piment rouge dans
le derrière du bourricot pour le faire avancer plus vite. Cela fut efficace :
On ne l’a jamais revu !
La “guerre”
pour un enfant de dix ou onze ans, c’est ça. Dans le jardin, il y avait des
coings qui sentaient bon. Du côté de l’oued Souss, les Légionnaires venaient
faire l’exercice parfois. Sur les rives, il y avait des champs de roseaux et
des sarcelles s’envolaient quand on battait leurs feuillages.
Les adultes
avaient des préoccupations incompréhensibles. On parlait peu de De Gaulle, dit
“Le Grand Charles,” qui faisait des discours derrière un microphone, à Londres.
Il suffisait de parler de l’Angleterre pour que s’échauffent les esprits :
Dunkerque, Mers-El-Kebir. Les “F.F.L. et les “Anciens” s’observaient : Il était
question du “sabordage” de la flotte à Toulon ... Qu’est-ce que c’est qu’un
sabordage ? On parlait des Américains, les vrais, les mangeurs de chewing-gum,
comme on eût parlé de sauvages ... “Bandes de convicts libérés” pour constituer
les troupes de choc, noirs arrogants qui conduisaient trop vite leurs énormes
camions. “Cow-Boys” qui poursuivaient les gazelles en jeep et les tiraient à la
mitrailleuse ... Et puis, c’était bien connu : “Les Américains ne connaissaient
rien aux Arabes” !
-” Vous
verrez, il n’y a que le pétrole qui les intéresse ici ! “
C’est vrai
... En Afrique du nord, il y avait aussi ... les Arabes ! Il y avait les
cochers des fiacres sur les avenues des grandes villes. Il y avait les petits
cireurs avec leurs tabourets. Il y avait les vendeurs dans les souks, au milieu
des cuivres, des lampes, des laines, des cuirs et des épices. Il y avait les
laboureurs tenant les mancherons des araires de bois, dans les champs de
cailloux. Il y avait les serveurs de thé à la menthe et de gâteaux au miel,
sous les tentes caïdales, aux jours de grande diffah. Il y avait les Caïds,
enveloppés dans leurs djellabas bleues ou d’un blanc immaculé.
Pendant les
jours de Ramadan, les Arabes étaient bruyants tous les soirs. Ils l’étaient
encore plus lorsque passait un nuage de criquets pèlerins : Youyous des femmes
et tintamarres de casseroles heurtées. Nous, nous faisions griller les
sauterelles pour les manger, comme des crevettes. On disait les Arabes durs au
mal. L’un d’eux aurait parcouru plus de dix kilomètres dans le bled, éventré,
retenant ses intestins dans le creux de son burnous. On l’avait sauvé !
-”Ah, mon bon
Monsieur, les Arabes !” Sur notre chemin, lorsque nous nous promenions avec
notre âne, les Arabes nous offraient des oranges, des quartiers de pastèque,
des galettes chaudes ... Ah la kisrah ! J’en ai encore l’odeur aux narines, la
bonne odeur du blé cuit. Les Arabes, au Maroc, ils sont fidèles et
bienveillants.
Lorsque nous
fûmes à Oran, à partir de mille neuf cent quarante-quatre je crois, mon père se
fit plus rare encore. Nous logions en ville et la base se trouvait loin, à
Tafaraoui, près des lacs salés. Il partait tôt le matin . Il ne rentrait pas
tous les soirs. Un jour, étant resté à la maison pour une quelconque maladie,
il s’aperçut tout de même que notre mère avait de plus en plus de difficultés
pour faire son marché : cent vingt cinq grammes de pain par personne et par
jour, que j’allais chercher chez un boulanger de la rue de la Révolution, au
cœur du quartier juif, là où les boutiques sombres sentaient l’huile d’olive et
le beurre rance, l’encens peut-être aussi ? Que sais-je encore ? Le boulanger
pesait le pain, le tranchait, et puis ajoutait une tranche pour faire la pesée.
Je dévorais la pesée en cours de route, avec une merguez lorsque j’en avais les
moyens. Jusqu’au jour où ...
-”Vous savez,
les merguez ... Dans le quartier juif, on y a trouvé des doigts, des doigts
d’enfants ...” Rumeur, que ne fais-tu pas dire ? Et quelles sont les rumeurs
qui n’ont pas couru?
Des porteurs
amenaient de l’eau potable dans des bidons qui avaient contenu de l’huile ou du
pétrole autrefois. Au robinet, l’eau était rare et saumâtre, néanmoins on
laissait le robinet de la baignoire ouvert toute la nuit pour profiter des
rares instants pendant lesquels l’eau coulait.
Pour la monter
au quatrième étage et nous la vendre, le porteur demandait un prix extravagant.
Quatre bidons de fer blanc : Deux à chaque épaule ... C’est qu’il allait
chercher l’eau dans la montagne, lui ! J’ai vu ma mère pleurer parce qu’on lui
proposait une boîte de lait condensé au marché noir ... Qu’elle n’avait pas les
moyens de payer, or notre jeune sœur était un bébé et notre mère ne pouvait pas
l’allaiter.
Lorsque notre
père prit conscience de nos difficultés, (il déjeunait, lui au mess de la Base
) il se mit en quatre pour nous aider. Il allait chez les colons, nous
rapportait un plein sac d’artichauts ou de choux-fleurs, un sac de farine de
maïs, un demi porc ...
Notre mère
roulait la pâte, avec l’aide d’un matelot d’origine italienne. Elle faisait des
nouilles fraîches. Elle découpait le porc sur le balcon, en se cachant des
voisins et des passants. Mais que faire d’un demi porc quand on n’a pas de
réfrigérateur ? Que faire d’un plein sac d’artichauts, même avec quatre enfants
autour de la table ? On en mangeait tous les jours, à tous les repas, jusqu’à
épuisement. On en donnait au voisin, qui me fournissait en cahiers d’écolier
(comment en avait-il en réserve ? )
Pendant des
heures, on se relayait pour faire la queue devant le marché aux poissons. Un jour,
je n’en rapportai qu’un seul, un poisson volant : tout ce qui restait parce
qu’il avait glissé à terre !
Il y avait
deux files pour faire la queue devant les boutiques : une file pour les
Européens, une file pour les “Arabes”.
-”Vous
verrez, un jour ils nous passeront devant !”
Nedjma
travaillait à la maison. C’était une grande et belle femme, jeune et svelte.
Une étoile bleue était tatouée entre ses deux yeux. Sa peau était dorée. Les
jours de fête, les paumes de ses mains étaient teintes au henné. Nous l’aimions
beaucoup et elle nous le rendait bien. Elle est restée longtemps chez nous. Je
revois ses longs doigt allongés, quand elle roulait la semoule de couscous.
Liesse à
Oran, pour la célébration de la libération de Paris. Tout le monde en fête,
sans distinctions, les “Arabes” comme les Européens et tous au beau milieu de
la rue. Drapeaux, lampions, musiques et chansons, j’avais treize ans.
Peu après,
nous avons rejoint la France à bord du tout premier paquebot en partance. Il
s’appelait le “Médi II “. Nous avions, j’ignore à quel titre, mais sans doute
était-ce parce que notre père s’était bien débrouillé, le statut de rapatriés
sanitaires.
« SACHEZ,
FRÈRES, AMIS ET COMPAGNONS, QU’AU RETOUR DE MON CINQUIÈME VOYAGE, J’OUBLIAI LES
ÉPREUVES SUBIES, ME LANCAI DANS LES DIVERTISSEMENTS ET LES DISTRACTIONS, LES
RÉJOUISSANCES ET LES PLAISIRS … »
LA PIERRE
DE TAILLE
Chez nous, les maisons bourgeoises ont été
bâties en pierres de taille, blanches, nettes, ornées parfois de frises et de
mascarons. Rochefort est une ville qui fut autrefois très militaire. Elle a été
construite au XVIIeme siècle pour devenir le principal port de la France.
J’aime ses immeubles racés et je regrette la démolition de ses remparts, qui
étaient tous bâtis de pierres taillées. On doit pousser jusqu’à l’ancienne
citadelle de Brouage pour admirer les constructions de cette époque. Pourtant, c’est un souvenir plus personnel
qui me vient, de Rochefort …
LES BAINS-DOUCHES
C'est un beau bâtiment, qui se veut néoclassique en
quelque sorte. Il se trouve place "Pique-Mouche", ainsi appelée parce
qu'autrefois, c'était là, tout autour, que se trouvaient les remises à chevaux
de la ville. A l'heure actuelle, il abrite un théâtre mais au fronton figure toujours
l'inscription :
" SOIS PROPRE " --- Caton.
De mon temps, comme disent toutes les personnes de mon
âge, ce bâtiment abritait les bains-douches. Tous les dimanches matin, nous
allions là pour nous laver. Notre mère nous remettait à chacun une serviette et
un morceau de savon, un peu de monnaie pour payer l'accès en ce paradis.
On traversait le terrain des "fortifications"
et, dès que l'on atteignait les premiers platanes du square, on entendait
monter, confuse mais éclatante, la clameur des bains-douches. C'était au-milieu
de cette clameur amplifiée que l'on passait la porte. La responsable avait là
son poste, dès l'entrée du hall. On la distinguait encore assez bien, malgré
les volutes de buée qui s'enroulaient et se déroulaient. Ici, on pouvait encore
distinguer des formes, et même quelques couleurs. L'employée était moins
qu'avenante.
On payait, elle donnait un ticket,
arraché d'un carnet à souches. On passait alors la deuxième porte. Là, on ne
voyait plus rien : Le brouillard était plus épais que dans les marais écossais,
en automne au bord du Loch Ness ! En se baissant un peu on réussissait à
apercevoir les portes des cabines. Il fallait en trouver une qui soit vacante.
Je ne sais trop où se trouvaient les chaudières, mais on les entendait ronfler.
On entendait siffler la tuyauterie. On entendait gicler les pommes de douches.
On entendait surtout les chants et les sifflements des gens qui étaient en
train de se laver ... On ne les verrait pas, chacun arrivant dans le
brouillard, s'enfermant dans sa cabine, repartant dans le même brouillard.
Comment dire ? _ Aller aux bains-douches, c'était
s'enfoncer dans une fête barbare : Des voix de stentors hurlaient des airs
d'opéras ... Airs différents les uns des autres ! D'aucuns chantaient la
Marseillaise, d'autres l'Internationale, certains parvenaient, au milieu de
tout cela, à faire entendre une romance de Tino Rossi. Il y avait parfois des
hurlements sauvages d'Indiens des Montagnes Rocheuses, modulés, prolongés. Il y
avait aussi des Yodlis tyroliens, que sais-je encore ! Des portes claquaient.
La responsable criait et tambourinait des deux poings sur les portes :
_ " C'est fini ! C'est l'heure ! Il y en a qui
attendent leur tour ! "
Protestations de ceux qui affirmaient qu'ils venaient
juste d'entrer ... On avait droit à dix minutes. En fait, si l'on restait sourd
aux vociférations et aux tambourinements, on parvenait à faire durer le temps,
un peu ...
Une fois refermée la porte de la cabine, le verrou tiré,
on était chez soi. Dans le brouillard toujours, mais on était chez soi. On
pouvait se déshabiller, accrocher aux patères les vêtements et la serviette,
ouvrir les deux robinets l'un après l'autre, en se tenant de biais pour ne pas
recevoir les premiers jets, ou bien trop chauds ou bien glacés. L'eau coulait,
en véritable cataracte. On hurlait quand la savonnette nous glissait des mains.
On frottait, frottait. On chantait la Marseillaise, comme les autres ... Et on
faisait, avec délices et ardeur, mousser le savon. Dans nos pays, le sauna est
une introduction moderne. Les nuages de vapeur qui envahissaient nos douches
devaient bien avoir sur nos corps et nos esprits les mêmes effets toniques que
ceux d'un sauna. En tout cas, sortant de là, on avait vraiment l'impression de
faire partie d'un peuple et d'avoir communié avec ceux qui le composaient :
L'établissement des bains douches comme temple d'une république ... La
République de Caton !
_ " Allez, c'est fini ! Il y en a d'autres qui
attendent ! Il faut sortir !
LA CITADELLE DE L’ÎLE D’YEU
C’est
une forteresse à la Vauban, comme les dunes et les forêts en dissimulent tant,
sur les côtes de l’Atlantique. Les murailles en pierres de taille sont basses.
Elles émergent du sable à peine. Fleurs partout : ombelles, corolles …
Jaune, blanc.
La
porte est massive, bardée de fer. Je crois bien qu’il y a un pont-levis encore,
enjambant les douves ;
Là
passe le souffle de l’histoire, quoi qu’on en pense. Pourtant, le fort n’a jamais connu la guerre. Au pilier de
la poterne, un lézard se chauffe. L’air sent la résine et le sel, l’œillet et
les champignons. On entend crier un geai : un cri qui ressemble un peu au
grincement d’une vieille serrure rouillée …
Le
gardien est bucolique et loufoque. La forteresse appartient toujours à l’État,
mais, l’été, elle sert de centre de vacances
Trou
sombre, voûtes humides, parois de pierre brute, nue. C’est là qu’on enferma
Philippe Pétain, Maréchal de France, mort à quatre-vingt-quinze ans .
« Le Maréchal vécut là. À l’entrée,
on avait fixé au mur un porte-manteau pour sa canne et son chapeau. Regardez, il y a encore les chevilles
dans le mur, à cet endroit :
« Fixez le porte-manteau plus haut,
conseilla le Maréchal … Celui qui viendra après moi est de taille beaucoup plus
élevée … »
Le « Grand » n’est pas venu
après le Maréchal.
Promenade
sur le mur d’enceinte. Le gardien recueille les graines de soucis pour les
éparpiller. Symbole ?
-« L’allée
bordée d’arbres dans laquelle le Maréchal se promenait … C’est là que la
maréchale l’accompagnait, aux heures de visite, quand le jour était
beau. »
Casemate,
tout en longueur : on y mit son lit de fer, quand il tomba malade.
« Visite
Interdite », annonce un écriteau à la porte d’entrée.
« Vous
pouvez entrer, personne n’en saura rien ! »
Dans un
renfoncement de coursive, une chaudière éteinte : « C’est là que je
cache ma bouteille de vin rouge. Vous en buvez un coup ? Ma femme n’est
pas là pour nous voir ! »
Pourtant,
c’était bien le souffle de l’Histoire qui passait par là !
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